Kimwe mu guhemukira kahise kacu 

L'une des trahisons de notre Histoire 

 L’IDENTIRE MURUNDI ET LA LUTTE POUR L’INDEPENDANCE

 

LA DESTRUCTION DE L’IDENTITE MURUNDI ET LES DEFIS DE SA RECONSTRUCTION

 

 

LES DAMNÉS DE LA TERRE Chap. III

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 INDEPENDANCE DE LA MAGISTRATURE

 

LA LECTURE, POUR DES DEBATS CONSTRUCTIFS

 

 

Etat de droit

 

 

Afrique profonde

 

         COURS D’EDUCATION POLITIQUE

POUR LES FUTURS LEADERS DU BURUNDI

 

   

     Il était une fois...au BURUNDI

 

 

          Ça va se savoir (1ère partie)

 

       Ça va se savoir (2ème partie)

 

  LES 40 JEUNES MARTYRS DE BUTA

 

LES GENOCIDES AU BURUNDI

LES DAMNÉS DE LA TERRE

III

                  MÉSAVENTURES DE LA CONSCIENCE NATIONALE Que le combat anticolonialiste ne s’inscrive pas d’emblée dans une perspective nationaliste, c’est bien ce que l’histoire nous apprend. Pen-dant longtemps le colonisé dirige ses efforts vers la suppression de certaines iniquités : travail forcé, sanctions corporelles, inégalité des salaires, limitations des droits politiques, etc. Ce combat pour la dé-mocratie contre l’oppression de l’homme va progressivement sortir de la confusion néolibérale universaliste pour déboucher, parfois labo-rieusement, sur la revendication nationale. Or l’impréparation des éli-tes, l’absence de liaison organique entre elles et les masses, leur pa-resse et, disons-le, la lâcheté au moment décisif de la lutte vont être à l’origine de mésaventures tragiques.

                       La conscience nationale au lieu d’être la cristallisation coordonnée des aspirations les plus intimes de l’ensemble du peuple, au lieu d’être le produit immédiat le plus palpable de la mobilisation populaire, ne se-ra en tout état de cause qu’une forme sans contenu, fragile, grossière. Les failles que l’on y découvre expliquent amplement la facilité avec laquelle, dans les jeunes pays indépendants, on passe de la nation à l’ethnie, de l’État à la tribu. Ce sont ces lézardes qui rendent compte des retours en arrière, si pénibles et si préjudiciables à l’essor natio-nal, à l’unité nationale. Nous verrons que ces faiblesses et les dangers graves qu’elles renferment sont le résultat historique de l’incapacité de la bourgeoisie nationale des pays sous-développés à rationaliser la praxis populaire, c’est-à-dire à en extraire la raison. La faiblesse classique, quasi congénitale de la conscience nationale des pays sous-développés n’est pas seulement la [146] conséquence de la mutilation de l’homme colonisé par le régime colonial. Elle est aussi le résultat de la paresse de la bourgeoisie nationale, de son indigence, de la formation profondément cosmopolite de son esprit.

                          La bourgeoisie nationale qui prend le pouvoir à la fin du régime co-lonial est une bourgeoisie sous-développée. Sa puissance économique est presque nulle et, en tout cas, sans commune mesure avec celle de la bourgeoisie métropolitaine à laquelle elle entend se substituer. Dans son narcissisme volontariste, la bourgeoisie nationale s’est facilement convaincue qu’elle pouvait avantageusement remplacer la bourgeoisie métropolitaine. Mais l’indépendance qui la met littéralement au pied du mur va déclencher chez elle des réactions catastrophiques et l’obliger à lancer des appels angoissés en direction de l’ancienne métropole. Les cadres universitaires et commerçants qui constituent la fraction la plus éclairée du nouvel État se caractérisent en effet par leur petit nombre, leur concentration dans la capitale, le type de leurs activités : négoce, exploitations agricoles, professions libérales. Au sein de cette bourgeoisie nationale on ne trouve ni industriels, ni financiers. La bourgeoisie nationale des pays sous-développés n’est pas orientée vers la production, l’invention, la construction, le travail. Elle est tout entiè-re canalisée vers des activités de type intermédiaire. Être dans le cir-cuit, dans la combine, telle semble être sa vocation profonde. La bour-geoisie nationale a une psychologie d’hommes d’affaires non de capitai-nes d’industrie. Et il est bien vrai que la rapacité des colons et le sys-tème d’embargo installé par le colonialisme ne lui ont guère laissé le choix.

                          Dans le système colonial une bourgeoisie qui accumule du capital est une impossibilité. Or, précisément, il semble que la vocation historique d’une bourgeoisie nationale authentique dans un pays sous-développé soit de se nier en tant que bourgeoisie, de se nier en tant qu’instrument du capital et de se faire totalement esclave du capital révolutionnaire que constitue le peuple. Dans un pays sous-développé une bourgeoisie nationale authentique doit se faire un devoir impérieux de trahir la vocation à laquelle elle était destinée, de se mettre à l’école du peuple, c’est-à-dire de mettre à la disposition du peuple le capital intellectuel et technique qu’elle a arraché lors de son passage dans les universités coloniales. Nous ver-rons malheureusement que, assez souvent, la bourgeoisie nationale se détourne de cette voie héroïque et positive, féconde et juste, pour s’enfoncer, l’âme en paix, dans la voie horrible, parce qu’antinationale, d’une bourgeoisie classique, d’une bourgeoisie bourgeoise, platement, bêtement, cyniquement bourgeoise.

                          L’objectif des partis nationalistes à partir d’une certaine époque est, nous l’avons vu, strictement national. Ils mobilisent le peuple sur le mot d’ordre d’indépendance et pour le reste s’en remettent à l’avenir. Quand on interroge ces partis sur le programme économique de l’État qu’ils revendiquent, sur le régime qu’ils se proposent d’instaurer, ils se montrent incapables de répondre parce que précisément ils sont tota-lement ignorants à l’égard de l’économie de leur propre pays.

                            Cette économie s’est toujours développée en dehors d’eux. Des ressources actuelles et potentielles du sol et du sous-sol de leur pays, ils n’ont qu’une connaissance livresque, approximative. Ils ne peuvent donc en parler que sur un plan abstrait, général. Après l’indépendance cette bourgeoisie sous-développée, numériquement réduite, sans capi-taux, qui refuse la voie révolutionnaire, va lamentablement stagner. Elle ne peut donner libre cours à son génie dont elle pouvait dire, un peu légèrement, qu’il était empêché par la domination coloniale. La pré-carité de ses moyens et la rareté de ses cadres l’acculent pendant des années à une économie de type artisanal. Dans sa perspective inévita-blement très limitée, une économie nationale est une économie basée sur ce que l’on appelle les produits locaux. De grands discours seront prononcés sur l’artisanat. Dans l’impossibilité où elle se trouve de met-tre en place des usines plus rentables pour le pays et pour elle, labourgeoisie va entourer [148] l’artisanat d’une tendresse chauvine qui va dans le sens de la nouvelle dignité nationale et qui par ailleurs lui procurera de substantiels profits. Ce culte des produits locaux, cette impossibilité d’inventer de nouvelles directions se manifesteront éga-lement par l’enlisement de la bourgeoisie nationale dans la production agricole caractéristique de la période coloniale.

                         L’économie nationale de la période d’indépendance n’est pas ré-orientée. E s’agit toujours de récolte d’arachide, de récolte de cacao, de récolte d’olives. De même, aucune modification n’est apportée dans la traite des produits de base. Aucune industrie n’est installée dans le pays. On continue à expédier les matières premières, on continue à se faire les petits agriculteurs de l’Europe, les spécialistes de produits bruts.

                           Pourtant, la bourgeoisie nationale ne cesse d’exiger la nationalisa-tion de l’économie et des secteurs commerciaux. C’est que, pour elle, nationaliser ne signifie pas mettre la totalité de l’économie au service de la nation, décider de satisfaire tous les besoins de la nation. Pour elle, nationaliser ne signifie pas ordonner l’État en fonction de rap-ports sociaux nouveaux dont on décide de faciliter l’éclosion. Nationa-lisation pour elle signifie très exactement transfert aux autochtones des passe-droits hérités de la période coloniale.

                          Comme la bourgeoisie n’a ni les moyens matériels, ni les moyens in-tellectuels suffisants (ingénieurs, techniciens), elle limitera ses pré-tentions à la reprise des cabinets d’affaires et des maisons de com-merce autrefois occupés par les colons. La bourgeoisie nationale prend la place de l’ancien peuplement européen : médecins, avocats, commer-çants, représentants, agents généraux, transitaires. Elle estime, pour la dignité du pays et sa propre sauvegarde, devoir occuper tous ces postes. Dorénavant elle va exiger que les grandes compagnies étrangè-res passent par elle, soit qu’elles désirent se maintenir dans le pays, soit qu’elles aient l’intention d’y pénétrer. La bourgeoise nationale se découvre la mission historique de servir d’intermédiaire. Comme on levoit, il ne s’agit pas d’une vocation à transformer [149] la nation, mais prosaïquement à servir de courroie de transmission à un capitalisme acculé au camouflage et qui se pare aujourd’hui du masque néo-colonialiste. La bourgeoisie nationale va se complaire, sans complexes et en toute dignité, dans le rôle d’agent d’affaires de la bourgeoisie occidentale. Ce rôle lucratif, cette fonction de gagne-petit, cette étroitesse de vues, cette absence d’ambition symbolisent l’incapacité de la bourgeoisie nationale à remplir son rôle historique de bourgeoi-sie. L’aspect dynamique et pionnier, l’aspect inventeur et découvreur de mondes que l’on trouve chez toute bourgeoisie nationale est ici la-mentablement absent. Au sein de la bourgeoisie nationale des pays co-loniaux l’esprit jouisseur domine. C’est que sur le plan psychologique elle s’identifie à la bourgeoisie occidentale dont elle a sucé tous les enseignements. Elle suit la bourgeoisie occidentale dans son côté néga-tif et décadent sans avoir franchi les premières étapes d’exploration et d’invention qui sont en tout état de cause un acquis de cette bour-geoisie occidentale. À ses débuts la bourgeoisie nationale des pays co-loniaux s’identifie à la fin de la bourgeoisie occidentale. Il ne faut pas croire qu’elle brûle les étapes. En fait elle commence par la fin. Elle est déjà sénescente alors qu’elle n’a connu ni la pétulance, ni l’intrépidité, ni le volontarisme de la jeunesse et de l’adolescence.

                       Dans son aspect décadent, la bourgeoisie nationale sera considéra-blement aidée par les bourgeoisies occidentales qui se présentent en touristes amoureux d’exotisme, de chasse, de casinos. La bourgeoisie nationale organise des centres de repos et de délassement, des cures de plaisir à l’intention de la bourgeoisie occidentale. Cette activité prendra le nom de tourisme et sera assimilée pour la circonstance à une industrie nationale. Si l’on veut une preuve de cette éventuelle transformation des éléments de la bourgeoisie ex-colonisée en organi-sateur de « parties » pour la bourgeoisie occidentale, il vaut la peine d’évoquer ce qui s’est passé en Amérique latine. Les casinos de La Ha-vane, de Mexico, les plages de Rio, les petites Brésiliennes, les petites [150] Mexicaines, les métisses de treize ans, Acapulco, Copacabanasont les stigmates de cette dépravation de la bourgeoisie nationale. Parce qu’elle n’a pas d’idées, parce qu’elle est fermée sur elle-même, coupée du peuple, minée par son incapacité congénitale à penser l’ensemble des problèmes en fonction de la totalité de la nation, la bourgeoisie nationale va assumer le rôle de gérant des entreprises de l’Occident et pratiquement organisera son pays en lupanar de l’Europe.

                         Encore une fois il faut avoir devant les yeux le spectacle lamenta-ble de certaines républiques d’Amérique latine. D’un coup d’aile les hommes d’affaires des États-Unis, les gros banquiers, les technocra-tes débarquent « sous les tropiques » et pendant huit à dix jours s’enfoncent dans la douce dépravation que leur offrent leurs « réser-ves ».

                          Le comportement des propriétaires fonciers nationaux s’identifie pratiquement à celui de la bourgeoisie des villes. Les gros agriculteurs ont, dès la proclamation de l’indépendance, exigé la nationalisation des exploitations agricoles. À l’aide de multiples combines ils arrivent à faire main basse sur les fermes possédées autrefois par les colons, renforçant ainsi leur emprise sur la région. Mais ils n’essaient pas de renouveler l’agriculture, de l’intensifier ou de l’intégrer dans une éco-nomie réellement nationale.

                         En fait les propriétaires fonciers exigeront des pouvoirs publics qu’ils centuplent à leur profit les facilités et les passe-droits dont bé-néficiaient autrefois les colons étrangers. L’exploitation des ouvriers agricoles sera renforcée et légitimée. Manipulant deux ou trois slo-gans, ces nouveaux colons vont exiger des ouvriers agricoles un travail énorme, au nom bien sûr de l’effort national. Il n’y aura pas de moder-nisation de l’agriculture, pas de plan de développement, pas d’initiatives, car les initiatives, qui impliquent un minimum de risques, jettent la panique dans ces milieux et mettent en déroute la bourgeoi-sie terrienne, hésitante, prudente, qui s’enlise de plus en plus dans les circuits mis en place par le colonialisme. Dans ces régions, les initiati-ves sont le fait du gouvernement. C’est le gouvernement [151] qui lesarrête, qui les encourage, qui les finance. La bourgeoisie agricole refu-se de prendre le moindre risque. Elle est rebelle au pari, à l’aventure. Elle n’entend pas travailler sur du sable. Elle exige du solide, du rapide. Les bénéfices qu’elle empoche, énormes, compte tenu du revenu natio-nal, ne sont pas réinvestis. Une épargne de bas de laine domine la psy-chologie de ces propriétaires fonciers. Quelquefois, surtout dans les années qui suivent l’indépendance, la bourgeoisie n’hésite pas à confier à des banques étrangères les bénéfices qu’elle tire du sol national. Par contre des sommes importantes sont utilisées en dépenses d’apparat, en voitures, en villas, toutes choses bien décrites par les économistes comme caractéristiques de la bourgeoisie sous-développée.

                                   Nous avons dit que la bourgeoisie colonisée qui accède au pouvoir emploie son agressivité de classe à accaparer les postes anciennement détenus par les étrangers. Au lendemain de l’indépendance, en effet, elle se heurte aux séquelles humaines du colonialisme : avocats, com-merçants, propriétaires terriens, médecins, fonctionnaires supérieurs. Elle va se battre impitoyablement contre ces gens « qui insultent la dignité nationale ». Elle brandit énergiquement les notions de nationa-lisation des cadres, d’africanisation des cadres. En fait, sa démarche va se teinter de plus en plus de racisme. Brutalement, elle pose au gou-vernement un problème précis : il nous faut ces postes. Et elle ne met-tra une sourdine à sa hargne que lorsqu’elle les aura totalement oc-cupés.

                             De leur côté, le prolétariat des villes, la masse des chômeurs, les petits artisans, ceux que l’on a coutume d’appeler les petits métiers, se rangent sur cette attitude nationaliste, mais, rendons leur cette justi-ce : ils ne font que calquer leur attitude sur celle de leur bourgeoisie. Si la bourgeoisie nationale entre en compétition avec les Européens, les artisans et les petits métiers déclenchent la lutte contre les Afri-cains non nationaux. En Côte-d’Ivoire, ce sont les émeutes proprement racistes antidahoméennes et antivoltaïques. Les Dahoméens et les [152] Voltaïques qui occupaient dans le petit négoce des secteurs im-portants sont l’objet, au lendemain de l’indépendance, de manifesta-tions d’hostilité de la part des Ivoiriens. Du nationalisme nous sommes passés à l’ultra-nationalisme, au chauvinisme, au racisme. On exige le départ de ces étrangers, on brûle leurs magasins, on démolit leurs échoppes, on les lynche et, effectivement, le gouvernement ivoirien les somme de partir, donnant ainsi satisfaction aux nationaux. Au Sénégal ce sont les manifestations antisoudanaises qui feront dire à M. Mama-dou Dia : « En vérité le peuple sénégalais n’a adopté la mystique du Ma-li que par attachement à ses leaders. Son adhésion au Mali n’a pas d’autre valeur que celle d’un nouvel acte de foi dans la politique de ces derniers. Le territoire sénégalais n’en était pas moins vivant, d’autant que la présence soudanaise à Dakar se manifestait avec trop d’indiscrétion pour le faire oublier. C’est ce fait qui explique que, loin de susciter des regrets, l’éclatement de la Fédération ait été accueilli dans les masses populaires avec soulagement et que nulle part aucun appui ne se soit manifesté pour la maintenir 13. »

                       Tandis que certaines couches du peuple sénégalais sautent sur l’occasion qui leur est offerte par leurs propres dirigeants de se dé-barrasser des Soudanais qui les gênent soit dans le secteur commer-cial, soit dans celui de l’administration, les Congolais, qui assistaient sans y croire au départ massif des Belges, décident de faire pression sur les Sénégalais installés à Léopoldville et à Élizabethville et d’obtenir leur départ.

                       Comme on le voit, le mécanisme est identique dans les deux ordres de phénomènes. Si les Européens limitent la voracité des intellectuels et de la bourgeoisie d’affaires de la jeune nation, pour la masse du peuple des villes la concurrence est représentée principalement par des Africains d’une nation différente. En Côte-d’Ivoire ce sont les Da-homéens, au Ghana les Nigériens, au Sénégal, les Soudanais.

[153]

                     Lorsque l’exigence de négrification ou d’arabisation des cadres pré-sentée par la bourgeoisie ne procède pas d’une entreprise authentiquede nationalisation mais correspond simplement au souci de confier à la bourgeoisie le pouvoir détenu jusque-là par l’étranger, les masses à leur niveau présentent la même revendication mais en restreignant aux limites territoriales la notion de nègre ou d’arabe. Entre les affirma-tions vibrantes sur l’unité du continent et ce comportement inspiré aux masses par les cadres, de multiples attitudes peuvent être décrites. On assiste à un va-et-vient permanent entre l’unité africaine qui som-bre de plus en plus dans l’évanescence et le retour désespérant au chauvinisme le plus odieux, le plus hargneux.

                 « Du côté sénégalais, les leaders qui ont été les principaux théori-ciens de l’unification africaine, et qui, à différentes reprises, ont sa-crifié leurs organisations politiques locales et leurs positions person-nelles à cette idée, portent, de bonne foi il est vrai, d’indéniables res-ponsabilités. Leur erreur, notre erreur, a été, sous prétexte de lutte contre la balkanisation, de ne pas prendre en considération ce fait précolonial qu’est le territorialisme. Notre erreur a été de n’avoir pas, dans nos analyses, assez accordé d’attention à ce phénomène, fruit du colonialisme, mais aussi fait sociologique qu’une théorie sur l’unité, si louable ou sympathique soit-elle, ne peut abolir. Nous nous sommes laissé séduire par le mirage de la construction la plus satisfaisante pour l’esprit, et, prenant notre idéal pour une réalité, nous avons cru qu’il suffisait de condamner le territorialisme et son produit naturel, le micronationalisme, pour avoir raison d’eux et pour assurer le succès de notre entreprise chimérique 14. »

                    Du chauvinisme sénégalais au tribalisme ouolof la distance ne sau-rait être grande. Et, de fait, partout où la bourgeoisie nationale par son comportement mesquin et l’imprécision de ses positions doctrinales n’a pu parvenir à éclairer l’ensemble du peuple, à poser les problèmes d’abord en fonction du peuple, [154] partout où cette bourgeoisie na-tionale s’est révélée incapable de dilater suffisamment sa vision du monde, on assiste à un reflux vers les positions tribalistes ; on assiste, la rage au coeur, au triomphe exacerbé des ethnies. Puisque le seul motest crispée sur ses intérêts immédiats, parce qu’elle ne voit pas plus loin que le bout de ses ongles, se révèle incapable de réaliser la simple unité nationale, incapable d’édifier la nation sur des bases solides et fécondes. Le front national qui avait fait reculer le colonialisme se di-sloque et consume sa défaite.

                 Cette lutte implacable que se livrent les ethnies et les tribus, ce souci agressif d’occuper les postes rendus libres par le départ de l’étranger vont également donner naissance à des compétitions reli-gieuses. Dans les campagnes et en brousse, les petites confréries, les religions locales, les cultes maraboutiques retrouveront leur vitalité et reprendront le cycle des excommunications. Dans les grandes villes, au niveau des cadres administratifs, on assistera à la confrontation entre les deux grandes religions révélées : l’islam et le catholicisme.

                   Le colonialisme, qui avait tremblé sur ses bases devant la naissance de l’unité africaine, reprend ses dimensions et tente maintenant de briser cette volonté en utilisant toutes les faiblesses du mouvement. Le colonialisme va mobiliser les peuples africains en leur révélant l’existence de rivalités « spirituelles ». Au Sénégal, c’est le journal Afrique nouvelle qui chaque semaine distillera la haine de l’islam et des Arabes. Les Libanais, qui possèdent sur la côte occidentale la majorité du petit commerce, sont désignés à la vindicte nationale. Les mission-naires rappellent opportunément aux masses que de grands empires noirs, bien avant l’arrivée du colonialisme européen, ont été démantelés par l’invasion arabe. On n’hésite pas à dire que c’est l’occupation arabe qui a fait le lit du colonialisme européen ; on parle d’impérialisme arabe et l’on dénonce l’impérialisme culturel de l’Islam. Les musulmans sont généralement tenus à l’écart des postes de direction. Dans d’autres régions se produit le phénomène inverse et ce sont les autochtones christianisés qui sont considérés [156] comme des ennemis objectifs et conscients de l’indépendance nationale.

                       Le colonialisme utilise sans vergogne toutes ces ficelles, trop heu-reux de dresser les uns contre les autres les Africains qui hiers’étaient ligués contre lui. La notion de Saint-Barthélemy prend corps dans certains esprits et le colonialisme ricane doucement quand il en-tend les magnifiques déclarations sur l’unité africaine. À l’intérieur d’une même nation la religion morcelle le peuple et dresse les unes contre les autres les communautés spirituelles entretenues et renfor-cées par le colonialisme et ses instruments. Des phénomènes totale-ment inattendus éclatent çà et là. Dans des pays à prédominance ca-tholique ou protestante on voit les minorités musulmanes se jeter dans une dévotion inaccoutumée. Les fêtes islamiques sont réactivées, la religion musulmane se défend pied à pied contre l’absolutisme violent de la religion catholique. On entend des ministres dire à l’adresse de tels individus que s’ils ne sont pas contents, ils n’ont qu’à aller au Caire. Quelquefois le protestantisme américain transporte sur le sol africain ses préjugés anticatholiques et entretient à travers la religion les ri-valités tribales.

                     À l’échelle du continent, cette tension religieuse peut revêtir le vi-sage du racisme le plus vulgaire. On divise l’Afrique en une partie blan-che et une partie noire. Les appellations de substitution : Afrique au sud ou au nord du Sahara n’arrivent pas à cacher ce racisme latent. Ici, on affirme que l’Afrique blanche a une tradition de culture millé-naire, qu’elle est méditerranéenne, qu’elle prolonge l’Europe, qu’elle participe de la culture gréco-latine. On regarde l’Afrique noire comme une région inerte, brutale, non civilisée... sauvage. Là, on entend à lon-gueur de journée des réflexions odieuses sur le voile des femmes, sur la polygamie, sur le mépris supposé des Arabes pour le sexe féminin. Toutes ces réflexions rappellent par leur agressivité celles que l’on a si souvent décrites chez le colon. La bourgeoisie nationale de chacune de ces deux grandes régions, qui a assimilé jusqu’aux racines les plus pourries de la pensée colonialiste, prend le relais [157] des Européens et installe sur le continent une philosophie raciste terriblement préju-diciable pour l’avenir de l’Afrique. Par sa paresse et son mimétisme elle favorise l’implantation et le renforcement du racisme qui caractérisait l’ère coloniale. Aussi n’est-il pas étonnant, dans un pays qui se dit afri-cain, d’entendre des réflexions rien moins que racistes et de constater l’existence de comportements paternalistes qui laissent l’impression amère qu’on se trouve à Paris, à Bruxelles ou à Londres.

                        Dans certaines régions d’Afrique le paternalisme bêlant à l’égard des Noirs, l’idée obscène puisée dans la culture occidentale que le Noir est imperméable à la logique et aux sciences règnent dans leur nudité. Quelquefois on a même l’occasion de constater que les minorités noires sont confinées dans un semi-esclavage qui légitime cette espèce de circonspection, voire de méfiance, que les pays d’Afrique noire ressen-tent à l’égard des pays d’Afrique blanche. Il n’est pas rare qu’un ci-toyen d’Afrique noire se promenant dans une grande ville d’Afrique blanche s’entende traiter de « négro » par les enfants ou se voit adresser la parole en petit-nègre par des fonctionnaires.

                    Non, il n’est malheureusement pas exclu que des étudiants d’Afrique noire inscrits dans des collèges au nord du Sahara s’entendent demander par leurs camarades de lycée s’il existe des maisons chez eux, s’ils connaissent l’électricité, si dans leur famille ils pratiquent l’anthropophagie. Non, il n’est malheureusement pas exclu que dans certaines régions au nord du Sahara des Africains venus des pays au sud du Sahara rencontrent des nationaux qui les supplient de les emmener « n’importe où mais avec des nègres ». Pareillement, dans certains jeunes États d’Afrique noire des parlementaires, voire des ministres affirment sans rire que le danger n’est point d’une réoccupa-tion de leur pays par le colonialisme mais de l’éventuelle invasion des « Arabes vandales venus du Nord ».

                    Comme on le voit la carence de la bourgeoisie ne se manifeste pas uniquement sur le plan économique. Parvenue au pouvoir au [158] nom d’un nationalisme étriqué, au nom de la race, la bourgeoisie, en dépit de déclarations très belles dans la forme mais totalement vides de conte-nu, maniant dans une complète irresponsabilité des phrases qui sortent en droite ligne des traités de morale ou de philosophie politique del’Europe, va faire la preuve de son incapacité à faire triompher un ca-téchisme humaniste minimum. La bourgeoisie, quand elle est forte, quand elle dispose le monde en fonction de sa puissance, n’hésite pas à affirmer des idées démocratiques à prétention universalisante. Il faut à cette bourgeoisie solide économiquement des conditions exception-nelles pour l’acculer à ne pas respecter son idéologie humaniste. La bourgeoisie occidentale, quoique fondamentalement raciste, parvient le plus souvent à masquer ce racisme en multipliant les nuances, ce qui lui permet de conserver intacte sa proclamation de l’éminente dignité hu-maine.

                    La bourgeoisie occidentale a aménagé suffisamment de barrières et de garde-fous pour ne pas craindre réellement la compétition de ceux qu’elle exploite et qu’elle méprise. Le racisme bourgeois occidental à l’égard du nègre et du « bicot » est un racisme de mépris ; c’est un racisme qui minimise. Mais l’idéologie bourgeoise, qui est proclamation d’une égalité d’essence entre les hommes, se débrouille pour rester logique avec elle-même en invitant les sous-hommes à s’humaniser à travers le type d’humanité occidental qu’elle incarne.

                         Le racisme de la jeune bourgeoisie nationale est un racisme de dé-fense, un racisme basé sur la peur. Il ne diffère pas essentiellement du vulgaire tribalisme, voire des rivalités entre çofs ou confréries. On comprend que les observateurs internationaux perspicaces n’aient guè-re pris au sérieux les grandes envolées sur l’unité africaine. C’est que le nombre des lézardes perceptibles à vue d’oeil est tel que l’on pres-sent avec suffisamment de clarté que toutes ces contradictions de-vront d’abord se résoudre avant que ne vienne l’heure de cette unité.

                         Les peuples africains se sont récemment découverts et ont décidé, au nom du continent, de peser de manière radicale sur le régime colo-nial. Or les bourgeoisies nationales, qui se dépêchent, [159] région après région, de constituer leur propre magot et de mettre en place un système national d’exploitation, multiplient les obstacles à la réalisa-tion de cette « utopie ». Les bourgeoisies nationales parfaitement éclairées sur leurs objectifs sont décidées à barrer la route à cette unité, à cet effort coordonné de deux cent cinquante millionsd’hommes pour triompher à la fois de la bêtise, de la faim et de l’inhumanité. C’est pourquoi il nous faut savoir que l’unité africaine ne peut se faire que sous la poussée et sous la direction des peuples, c’est-à-dire au mépris des intérêts de la bourgeoisie.

                         Sur le plan intérieur et dans le cadre institutionnel, la bourgeoisie nationale va également faire la preuve de son incapacité. Dans un cer-tain nombre de pays sous-développés le jeu parlementaire est fonda-mentalement faussé. Économiquement impuissante, ne pouvant mettre au jour des relations sociales cohérentes, fondées sur le principe de sa domination en tant que classe, la bourgeoisie choisit la solution qui lui semble la plus facile, celle du parti unique. Elle ne possède pas encore cette bonne conscience et cette tranquillité que seules la puissance économique et la prise en main du système étatique pourraient lui conférer. Elle ne crée pas un État qui rassure le citoyen mais qui l’inquiète.

                      L’État qui, par sa robustesse et en même temps sa discrétion, de-vrait donner confiance, désarmer, endormir, s’impose au contraire spectaculairement, s’exhibe, bouscule, brutalise, signifiant ainsi au ci-toyen qu’il est en danger permanent. Le parti unique est la forme mo-derne de la dictature bourgeoise sans masque, sans fard, sans scrupu-les, cynique.

                      Cette dictature, c’est un fait, ne va pas très loin. Elle n’arrête pas de sécréter sa propre contradiction. Comme la bourgeoisie n’a pas les moyens économiques pour assurer sa domination et distribuer quelques miettes à l’ensemble du pays, comme, par ailleurs, elle est préoccupée de se remplir les poches le plus rapidement possible, mais aussi le plus prosaïquement, le pays s’enfonce davantage dans le marasme. Et pour cacher ce [160] marasme, pour masquer cette régression, pour se ras-surer et pour s’offrir des prétextes à s’enorgueillir, la bourgeoisie n’a d’autres ressources que d’élever dans la capitale des constructions grandioses, de faire ce que l’on appelle des dépenses de prestige

                      La bourgeoisie nationale tourne de plus en plus le dos à l’intérieur, aux réalités du pays en friche et regarde vers l’ancienne métropole, vers les capitalistes étrangers qui s’assurent ses services. Comme elle ne partage pas ses bénéfices avec le peuple et ne lui permet aucune-ment de profiter des prébendes que lui versent les grandes compa-gnies étrangères, elle va découvrir la nécessité d’un leader populaire auquel reviendra le double rôle de stabiliser le régime et de perpétuer la domination de la bourgeoisie. La dictature bourgeoise des pays sous-développés tire sa solidité de l’existence d’un leader. Dans les pays développés, on le sait, la dictature bourgeoise est le produit de la puis-sance économique de la bourgeoisie. Par contre, dans les pays sous-développés, le leader représente la puissance morale à l’abri de laquel-le la bourgeoisie, maigre et démunie, de la jeune nation décide de s’enrichir.

                         Le peuple qui, des années durant, l’a vu ou entendu parler, qui de loin, dans une sorte de rêve, a suivi les démêlés du leader avec la puis-sance coloniale, spontanément fait confiance à ce patriote. Avant l’indépendance, le leader incarnait en général les aspirations du peu-ple : indépendance, libertés politiques, dignité nationale. Mais, au len-demain de l’indépendance, loin d’incarner concrètement les besoins du peuple, loin de se faire le promoteur de la dignité réelle du peuple, cel-le qui passe par le pain, la terre et la remise du pays entre les mains sacrées du peuple, le leader va révéler sa fonction intime : être le pré-sident général de la société de profiteurs impatients de jouir que constitue la bourgeoisie nationale.

                              En dépit de sa fréquente honnêteté et malgré ses déclarations sin-cères, le leader est objectivement le défenseur acharné des intérêts aujourd’hui conjugués de la bourgeoisie nationale et des ex-compagnies coloniales. Son honnêteté, qui est une pure [161] disposition de l’âme, s’effrite d’ailleurs progressivement. Le contact avec les masses est tellement irréel que le leader en arrive à se convaincre qu’on en veut à son autorité et qu’on met en doute les services rendus à la patrie. Le leader juge durement l’ingratitude des masses et se range chaque jour un peu plus résolumenalors, en connaissance de cause, en complice de la jeune bourgeoisie qui s’ébroue dans la corruption et la jouissance.

                             Les circuits économiques du jeune État s’enlisent irréversiblement dans la structure néo-colonialiste. L’économie nationale, autrefois pro-tégée, est aujourd’hui littéralement dirigée. Le budget est alimenté par des prêts et par des dons. Tous les trimestres, les chefs d’État eux-mêmes ou les délégations gouvernementales se rendent dans les anciennes métropoles ou ailleurs, à la pêche aux capitaux.

                                   L’ancienne puissance coloniale multiplie les exigences, accumule concessions et garanties, prenant de moins en moins de précautions pour masquer la sujétion dans laquelle elle tient le pouvoir national. Le peuple stagne lamentablement dans une misère insupportable et len-tement prend conscience de la trahison inqualifiable de ses dirigeants. Cette conscience est d’autant plus aiguë que la bourgeoisie est incapa-ble de se constituer en classe. La répartition des richesses qu’elle or-ganise n’est pas différenciée en secteurs multiples, n’est pas étagée, ne se hiérarchise pas par demi-tons. La nouvelle caste insulte et révol-te d’autant plus que l’immense majorité, les neuf dixièmes de la popula-tion continuent à mourir de faim. L’enrichissement scandaleux, rapide, impitoyable de cette caste s’accompagne d’un réveil décisif du peuple, d’une prise de conscience prometteuse de lendemains violents. La cas-te bourgeoise, cette partie de la nation qui annexe à son profit la tota-lité des richesses du pays, par une sorte de logique, inattendue d’ailleurs, va porter sur les autres nègres ou les autres Arabes des jugements péjoratifs qui rappellent à plus d’un titre la doctrine raciste des anciens représentants de la puissance coloniale. C’est à la fois la misère du peuple, l’enrichissement désordonné de la caste bourgeoise, son [162] mépris étalé pour le reste de la nation qui vont durcir les réflexions et les attitudes.

                              Mais les menaces qui éclosent vont entraîner le raffermissement de l’autorité et l’apparition de la dictature. Le leader, qui a derrière lui une vie de militant et de patriote dévoué, parce qu’il cautionne t dans le camp des exploiteurs. Il se transforme l’entreprise de cette caste et ferme les yeux sur l’insolence, la médio-crité et l’immoralité foncière de ces bourgeois, constitue un écran en-tre le peuple et la bourgeoisie rapace. Il contribue à freiner la prise de conscience du peuple. Il vient au secours de la caste, cache au peu-ple ses manoeuvres devenant ainsi l’artisan le plus ardent du travail de mystification et d’engourdissement des masses. Chaque fois qu’il s’adresse au peuple il rappelle sa vie, qui fut souvent héroïque, les combats qu’il a menés au nom du peuple, les victoires qu’en son nom il a remportées, signifiant ainsi aux masses qu’elles doivent continuer à lui faire confiance. Les exemples foisonnent de patriotes africains qui ont introduit dans la lutte politique précautionneuse de leurs aînés un style décisif à caractère nationaliste. Ces hommes sont venus de la brousse. Ils ont dit, au grand scandale du dominateur et à la grande honte des nationaux de la capitale, qu’ils venaient de cette brousse et qu’ils par-laient au nom des nègres. Ces hommes, qui ont chanté la race, qui ont assumé tout le passé, l’abâtardissement et l’anthropophagie, se re-trouvent aujourd’hui, hélas ! à la tête d’une équipe qui tourne le dos à la brousse et qui proclame que la vocation de son peuple est de suivre, de suivre encore et toujours.

                              Le leader apaise le peuple. Des années après l’indépendance, inca-pable d’inviter le peuple à une oeuvre concrète, incapable d’ouvrir réel-lement l’avenir au peuple, de lancer le peuple dans la voie de la cons-truction de la nation, donc de sa propre construction, on voit le leader ressasser l’histoire de l’indépendance, rappeler l’union sacrée de la lut-te de libération. Le leader, parce qu’il refuse de briser la bourgeoisie nationale, demande au peuple de refluer vers le passé et de s’enivrer de l’épopée qui a conduit à l’indépendance. Le leader – objectivement – stoppe le [163] peuple et s’acharne soit à l’expulser de l’histoire, soit à l’empêcher d’y prendre pied. Pendant la lutte de libération le leader réveillait le peuple et lui promettait une marche héroïque et radicale. Aujourd’hui, il multiplie les efforts pour l’endormir et trois ou quatre fois l’an lui demande de se souvenir de l’époque coloniale et de mesurer l’immense chemin parcouru. Or, il faut le dire, les masses montrent une totale incapacité à ap-précier le chemin parcouru. Le paysan qui continue à gratter la terre, le chômeur qui n’en finit pas de chômer n’arrivent pas, malgré les fê-tes, malgré les drapeaux pourtant neufs, à se convaincre que quelque chose a vraiment changé dans leur vie. La bourgeoisie au pouvoir a beau multiplier les démonstrations, les masses ne parviennent pas à s’illusionner. Les masses ont faim et les commissaires de police au-jourd’hui africains ne les rassurent pas outre mesure. Les masses commencent à bouder, à se détourner, à se désintéresser de cette nation qui ne leur fait aucune place.

                          De temps à autre cependant le leader se mobilise, parle à la radio, fait une tournée pour apaiser, calmer, mystifier. Le leader est d’autant plus nécessaire qu’il n’y a pas de parti. Il existait bien, pendant la pé-riode de lutte pour l’indépendance, un parti que le leader actuel a diri-gé. Mais, depuis, ce parti s’est lamentablement désagrégé. Ne subsiste que le parti formel, l’appellation, l’emblème et la devise. Le parti orga-nique, qui devait rendre possible la libre circulation d’une pensée éla-borée à partir des besoins réels des masses, s’est transformé en un syndicat d’intérêts individuels. Depuis l’indépendance le parti n’aide plus le peuple à formuler ses revendications, à mieux prendre cons-cience de ses besoins et à mieux asseoir son pouvoir. Le parti, au-jourd’hui, a pour mission de faire parvenir au peuple les instructions émanant du sommet. Il n’y a plus ce va-et-vient fécond de la base au sommet et du sommet à la base qui fonde et garantit la démocratie dans un parti. Tout au contraire, le parti s’est constitué en écran entre les masses et la direction. Il n’y a plus de vie du parti. Les cellules mi-ses en place pendant la [164] période coloniale sont aujourd’hui dans un état de démobilisation totale.

                           Le militant ronge son frein. C’est alors qu’on se rend compte de la justesse des positions prises par certains militants pendant la lutte de libération. De fait, au moment du combat, plusieurs militants avaient demandé aux organismes dirigeants d’élaborer une doctrine, de préci-ser des objectifs, de proposer un programme. Mais, sous prétexte de sauvegarder l’unité nationale, les dirigeants avaient catégoriquement refusé d’aborder cette tâche. La doctrine, répétait-on, c’est l’union nationale contre le colonialisme. Et l’on allait, armé d’un slogan impé-tueux érigé en doctrine, toute l’activité idéologique se bornant à une suite de variantes sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, sur le vent de l’histoire qui irréversiblement emportera le colonialisme. Lorsque les militants demandaient que le vent de l’histoire soit un peu mieux analysé, les dirigeants leur opposaient l’espoir, la décolonisation nécessaire et inévitable, etc.

                           Après l’indépendance, le parti sombre dans une léthargie spectacu-laire. On ne mobilise plus les militants qu’à l’occasion de manifestations dites populaires, de conférences internationales, des fêtes de l’indépendance. Les cadres locaux du parti sont désignés à des postes administratifs, le parti se mue en administration, les militants ren-trent dans le rang et prennent le titre vide de citoyen.

                       Maintenant qu’ils ont rempli leur mission historique qui était d’amener la bourgeoisie au pouvoir, ils sont fermement invités à se re-tirer afin que la bourgeoisie puisse calmement remplir sa propre mis-sion. Or, nous avons vu que la bourgeoisie nationale des pays sous-développés est incapable de remplir une quelconque mission. Au bout de quelques années, la désagrégation du parti devient manifeste et tout observateur, même superficiel, peut se rendre compte que l’ancien parti, devenu aujourd’hui squelettique, ne sert qu’à immobiliser le peuple. Le parti, qui pendant le combat avait attiré à lui l’ensemble de la nation, se décompose. Les intellectuels, qui à la veille de l’indépendance [165] avaient rallié le parti, confirment par leur com-portement actuel que ce ralliement n’avait d’autre but que de partici-per à la distribution du gâteau de l’indépendance. Le parti devient un moyen de réussite individuelle.

                   Cependant, il existe à l’intérieur du nouveau régime une inégalité dans l’enrichissement et dans l’accaparement. Certains mangent à plu-sieurs râteliers et se révèlent de brillants spécialistes de l’opportunisme. Les passe-droits se multiplient, la corruption triomphe, les moeurs se dégradent. Les corbeaux sont aujourd’hui trop nombreux et trop voraces eu égard à la maigreur du butin national. Le parti, véri-table instrument du pouvoir entre les mains de la bourgeoise, renforce l’appareil d’État et précise l’encadrement du peuple, son immobilisation. Le parti aide le pouvoir à tenir le peuple. C’est, de plus en plus, un ins-trument de coercition et nettement antidémocratique. Le parti est objectivement, et quelquefois subjectivement, le complice de la bour-geoisie mercantile. De même que la bourgeoisie nationale escamote sa phase de construction pour se jeter dans la jouissance, pareillement, sur le plan institutionnel, elle saute la phase parlementaire et choisit une dictature de type national-socialiste. Nous savons aujourd’hui que ce fascisme à la petite semaine, qui a triomphé pendant un demi-siècle en Amérique latine, est le résultat dialectique de l’État semi-colonial de la période d’indépendance.

                          Dans ces pays pauvres, sous-développés, où, selon la règle, la pus grande richesse côtoie la plus grande misère, l’armée et la police cons-tituent les piliers du régime. Une armée et une police qui, encore une règle dont il faudra se souvenir, sont conseillées par des experts étrangers. La force de cette police, la puissance de cette armée sont proportionnelles au marasme dans lequel baigne le reste de la nation. La bourgeoisie nationale se vend de plus en plus ouvertement aux gran-des compagnies étrangères. À coups de prébendes, les concessions sont arrachées par l’étranger, les scandales se multiplient, les minis-tres [166] s’enrichissent, leurs femmes se transforment en cocottes, les députés se débrouillent et il n’est pas jusqu’à l’agent de police, jus-qu’au douanier qui ne participe à cette grande caravane de la corrup-tion.

                             L’opposition devient plus agressive et le peuple saisit à demi-mot sa propagande. L’hostilité à l’égard de la bourgeoisie est désormais mani-feste. La jeune bourgeoisie qui semble atteinte de sénilité précoce ne tient pas compte des conseils qui lui sont prodigués et se révèle inca-pable de comprendre qu’il y va de son intérêt de voiler, même légère-ment, son exploitation.

                            C’est le très chrétien journal La Semaine africaine de Brazzaville qui écrit à l’adresse des princes du régime : « Hommes en place, et vous leurs épouses, vous êtes aujourd’hui riches de votre confort, de votre instruction peut-être, de votre belle maison, de vos relations, des multiples missions qui vous sont octroyées et vous ouvrent des ho-rizons nouveaux. Mais toute votre richesse vous fait une carapace qui vous empêche de voir la misère qui vous entoure. Prenez garde. » Cette mise en garde de La Semaine africaine adressée aux suppôts de M. Youlou n’a, on le devine, rien de révolutionnaire. Ce que La Semaine africaine veut signifier aux affameurs du peuple congolais, c’est que Dieu pénalisera leur conduite : « S’il n’y a pas de place dans votre coeur pour les égards vis-à-vis des gens placés en dessous de vous, il n’y aura pas de place pour vous dans la maison de Dieu. »

                         Il est clair que la bourgeoisie nationale ne s’inquiète guère de ces accusations. Branchée sur l’Europe, elle demeure fermement résolue à profiter de la situation. Les bénéfices énormes qu’elle retire, de l’exploitation du peuple sont exportés à l’étranger. La jeune bourgeoi-sie nationale est très souvent plus méfiante à l’égard du régime qu’elle a instauré que ne le sont les compagnies étrangères. Elle refuse d’investir sur le sol national et se comporte vis-à-vis de l’État qui la protège et la nourrit avec une ingratitude remarquable qu’il convient de signaler. Sur les places européennes, elle fait l’acquisition des va-leurs boursières [167] étrangères et va passer le week-end à Paris ou à Hambourg. Par son comportement la bourgeoisie nationale de cer-tains pays sous-développés rappelle les membres d’un gang qui, après chaque hold-up, dissimulent leur part aux coéquipiers et préparent sa-gement la retraite. Ce comportement révèle que, plus ou moins cons-ciemment, la bourgeoisie nationale joue perdant à long terme. Elle de-vine que cette situation ne durera pas indéfiniment mais elle entend en profiter au maximum. Cependant une telle exploitation et une telle mé-fiance à l’égard de l’État déclenchent inévitablement le mécontente-ment au niveau des masses. C’est dans ces conditions que le régime se durcit. Alors l’armée devient le soutien indispensable d’une répression systématisée. En l’absence d’un parlement c’est l’armée qui devient l’arbitre. Mais tôt ou tard elle découvrira son importance et fera pe-ser sur le gouvernement le risque toujours ouvert d’un pronunciamien-to.

                          Comme on le voit, la bourgeoisie nationale de certains pays sous-développés n’a rien appris dans les livres. Si elle avait mieux regardé vers les pays d’Amérique latine, elle aurait sans nul doute identifié les dangers qui la guettent. On arrive donc à la conclusion que cette micro-bourgeoisie qui fait tant de bruit est condamnée à piétiner. Dans les pays sous-développés, la phase bourgeoise est impossible. Il y aura certes une dictature policière, une caste de profiteurs, mais l’élaboration d’une société bourgeoise se révèle vouée à l’échec. Le col-lège des profiteurs chamarrés, qui s’arrachent les billets de banque sur le fonds d’un pays misérable, sera tôt ou tard un fétu de paille en-tre les mains de l’armée habilement manoeuvrée par des experts étrangers. Ainsi, l’ancienne métropole pratique le gouvernement indi-rect, à la fois par les bourgeois qu’elle nourrit et par une armée natio-nale encadrée par ses experts et qui fixe le peuple, l’immobilise et le terrorise.

                     Les quelques remarques que nous avons pu faire sur la bourgeoisie nationale nous conduisent à une conclusion qui ne devrait pas étonner. Dans les pays sous-développés, la [168] bourgeoisie ne doit pas trouver de conditions à son existence et à son épanouissement. Autrement dit, l’effort conjugué des masses encadrées dans un parti et des intellec-tuels hautement conscients et armés de principes révolutionnaires doit barrer la route à cette bourgeoisie inutile et nocive.

                     La question théorique que l’on pose depuis une cinquantaine d’années quand on aborde l’histoire des pays sous-développés, à savoir la phase bourgeoise peut-elle ou non être sautée, doit être résolue sur le plande l’action révolutionnaire et non par un raisonnement. La phase bour-geoise dans les pays sous-développés ne se justifierait que dans la me-sure où la bourgeoisie nationale serait suffisamment puissante écono-miquement et techniquement pour édifier une société bourgeoise, créer les conditions de développement d’un prolétariat important, in-dustrialiser l’agriculture, rendre possible enfin une authentique cultu-re nationale.

                           Une bourgeoisie telle qu’elle s’est développée en Europe a pu, tout en renforçant sa propre puissance, élaborer une idéologie. Cette bour-geoisie dynamique, instruite, laïque a réussi pleinement son entreprise d’accumulation du capital et a donné à la nation un minimum de prospé-rité. Dans les pays sous-développés, nous avons vu qu’il n’existait pas de véritable bourgeoisie mais une sorte de petite caste aux dents lon-gues, avide et vorace, dominée par l’esprit gagne-petit et qui s’accommode des dividendes que lui assure l’ancienne puissance colonia-le. Cette bourgeoisie à la petite semaine se révèle incapable de gran-des idées, d’inventivité. Elle se souvient de ce qu’elle a lu dans les ma-nuels occidentaux et imperceptiblement elle se transforme non plus en réplique de l’Europe mais en sa caricature.

                              La lutte contre la bourgeoisie des pays sous-développés est loin d’être une position théorique. Il ne s’agit pas de déchiffrer la condam-nation portée contre elle par le jugement de l’histoire. Il ne faut pas combattre la bourgeoisie nationale dans les pays [169] sous-développés parce qu’elle risque de freiner le développement global et harmonieux de la nation. Il faut s’opposer résolument à elle parce qu’à la lettre elle ne sert à rien. Cette bourgeoisie, médiocre dans ses gains, dans ses réalisations, dans sa pensée, tente de masquer cette médiocrité par des constructions de prestige à l’échelon individuel, par les chromes des voitures américaines, les vacances sur la Riviera, les week-ends dans les boîtes de nuit néonisées. Cette bourgeoisie qui se détourne de plus en plus du peuple global n’arrive même pas à arracher à l’Occident des concessions spectaculai-res : investissements intéressants pour l’économie du pays, mise en place de certaines industries. Par contre les usines de montage se mul-tiplient, consacrant ainsi le type néocolonialiste dans lequel se débat l’économie nationale. Il ne faut donc pas dire que la bourgeoisie natio-nale retarde l’évolution du pays, qu’elle lui fait perdre du temps ou qu’elle risque de conduire la nation dans des chemins sans issue. En fait la phase bourgeoise dans l’histoire des pays sous-développés est une phase inutile. Quand cette caste se sera anéantie, dévorée par ses propres contradictions, on s’apercevra qu’il ne s’est rien passé depuis l’indépendance, qu’il faut tout reprendre, qu’il faut repartir de zéro. La reconversion ne sera pas opérée au niveau des structures mises en place par la bourgeoisie au cours de son règne, cette caste n’ayant fait autre chose que de prendre sans changement l’héritage de l’économie, de la pensée et des institutions coloniales.

                     Il est d’autant plus facile de neutraliser cette classe bourgeoise qu’elle est, nous l’avons vu, numériquement, intellectuellement, écono-miquement faible. Dans les territoires colonisés, la caste bourgeoise après l’indépendance tire principalement sa force des accords passés avec l’ancienne puissance coloniale. La bourgeoisie nationale aura d’autant plus de chances de prendre la relève de l’oppresseur colonia-liste qu’on lui aura laissé le loisir de rester en tête à tête avec l’ex-puissance [170] coloniale. Mais de profondes contradictions agitent les rangs de cette bourgeoisie, ce qui donne à l’observateur attentif une impression d’instabilité. Il n’y a pas encore d’homogénéité de caste. Beaucoup d’intellectuels, par exemple, condamnent ce régime basé sur la domination de quelques-uns. Dans les pays sous-développés, il existe des intellectuels, des fonctionnaires, des élites sincères qui ressen-tent la nécessité d’une planification de l’économie, d’une mise hors la loi des profiteurs, d’une prohibition rigoureuse de la mystification. De plus, ces hommes dans une certaine mesure luttent pour la participa-tion massive du peuple à la gestion des affaires publiques. Dans les pays sous-développés qui accèdent à l’indépendance, il existe presque toujours un petit nombre d’intellectuels honnêtes, sans idées politiques bien précises, qui, instinctivement, se méfient de cet-te course aux postes et aux prébendes, symptomatique des lendemains de l’indépendance dans les pays colonisés. La situation particulière de ces hommes (soutien de famille nombreuse) ou leur histoire (expérien-ces difficiles, formation morale rigoureuse) explique ce mépris si ma-nifeste pour les débrouillards et les profiteurs. Il faut savoir utiliser ces hommes dans le combat décisif que l’on entend mener pour une orientation saine de la nation. Barrer la route à la bourgeoisie nationa-le, c’est, bien sûr, écarter les péripéties dramatiques des lendemains d’indépendance, les mésaventures de l’unité nationale, la dégradation des moeurs, le siège du pays par la corruption, la régression économi-que et, à brève échéance, un régime antidémocratique reposant sur la force et l’intimidation. Mais c’est aussi choisir le seul moyen d’avancer.

                          Ce qui retarde la décision et rend timides les éléments profondé-ment démocratiques et progressistes de la jeune nation, c’est l’apparente solidité de la bourgeoisie. Dans les pays sous-développés nouvellement indépendants, au sein des villes bâties par le colonialisme grouille la totalité des cadres. L’absence d’analyse de la population glo-bale induit les observateurs à croire à l’existence d’une bourgeoisie puissante et parfaitement [171] organisée. En fait, on le sait au-jourd’hui, il n’existe pas de bourgeoisie dans les pays sous-développés. Ce qui crée la bourgeoisie, ce n’est pas l’esprit, le goût ou les manières. Ce ne sont même pas les espoirs. La bourgeoisie est avant tout le pro-duit direct de réalités économiques précises.

                   Or, dans les colonies, la réalité économique est une réalité bour-geoise étrangère. À travers ses représentants, c’est la bourgeoisie métropolitaine qui se trouve présente dans les villes coloniales. La bourgeoisie aux colonies est, avant l’indépendance, une bourgeoisie oc-cidentale, véritable succursale de la bourgeoisie métropolitaine et qui tire sa légitimité, sa force, sa stabilité de cette bourgeoisie métropo-litaine. Pendant la phase d’agitation qui précède l’indépendance, deséléments intellectuels et commerçants indigènes, au sein de cette bourgeoisie importée, tentent de s’identifier à elle. Il existe chez les intellectuels et les commerçants indigènes, une volonté permanente d’identification avec les représentants bourgeois de la métropole.

                   Cette bourgeoisie qui a adopté sans réserves et dans l’enthousiasme les mécanismes de pensée caractéristiques de la mé-tropole, qui a merveilleusement aliéné sa propre pensée et fondé sa conscience sur des bases typiquement étrangères, va s’apercevoir, la gorge sèche, qu’il lui manque cette chose qui fait une bourgeoisie, c’est-à-dire l’argent. La bourgeoisie des pays sous-développés est une bourgeoisie en esprit. Ce ne sont ni sa puissance économique, ni le dy-namisme de ses cadres, ni l’envergure de ses conceptions qui lui assu-rent sa qualité de bourgeoisie. Aussi est-elle à ses débuts et pendant longtemps une bourgeoisie de fonctionnaires. Ce sont les postes qu’elle occupe dans la nouvelle administration nationale qui lui donneront sé-rénité et solidité. Si le pouvoir lui en laisse le temps et les possibilités, cette bourgeoisie arrivera à se constituer un petit bas de laine qui renforcera sa domination. Mais elle se révélera toujours incapable de donner naissance à une authentique société bourgeoise avec toutes les conséquences économiques et industrielles que cela suppose.

[172]

                         La bourgeoisie nationale est dès le début orientée vers des activi-tés de type intermédiaire. La base de son pouvoir réside dans son sens du commerce et du petit négoce, dans son aptitude à rafler des com-missions. Ce n’est pas son argent qui travaille mais son sens des affai-res. Elle n’investit pas, elle ne peut pas réaliser cette accumulation du capital qui est nécessaire à l’éclosion et à l’épanouissement d’une bour-geoisie authentique. À cette cadence il lui faudrait des siècles pour mettre sur pied un embryon d’industrialisation. En tout état de cause elle se heurtera à l’opposition implacable de l’ancienne métropole, qui dans le cadre des conventions néo-colonialistes aura pris toutes ses précautions. Si le pouvoir veut sortir le pays de la stagnation et le conduire à grands pas vers le développement et le progrès, il lui faut en tout premier lieu nationaliser le secteur tertiaire. La bourgeoisie qui veut faire triompher l’esprit de lucre et de jouissance, ses attitudes mépri-santes avec la masse et l’aspect scandaleux du profit, du vol devrait-on dire, investit en effet massivement dans ce secteur. Le domaine ter-tiaire autrefois dominé par les colons sera envahi par la jeune bour-geoisie nationale. Dans une économie coloniale le secteur tertiaire est de loin le plus important. Si l’on veut avancer on doit décider dans les premières heures de nationaliser ce secteur. Mais il est clair que cette nationalisation ne doit pas prendre l’aspect d’une étatisation rigide. Il ne s’agit pas de placer à la tête des services des citoyens non formés politiquement. Chaque fois que cette procédure a été adoptée on s’est aperçu que le pouvoir avait en fait contribué au triomphe d’une dicta-ture de fonctionnaires formés par l’ancienne métropole qui se révé-laient rapidement incapables de penser l’ensemble national. Ces fonc-tionnaires commencent très vite à saboter l’économie nationale, à di-sloquer les organismes, et la corruption, la prévarication, le détourne-ment des stocks, le marché noir s’installent. Nationaliser le secteur tertiaire, c’est organiser démocratiquement les coopératives de vente et d’achat. C’est décentraliser ces coopératives, en intéressant les masses à la gestion des affaires publiques. Tout cela, [173] on le voit, ne peut réussir que si on politise le peuple. Auparavant on se sera ren-du compte de la nécessité de clarifier une fois pour toutes un problè-me capital. Aujourd’hui, en effet, le principe d’une politisation des masses est généralement retenu dans les pays sous-développés. Mais il ne semble pas qu’on aborde authentiquement cette tâche primordiale. Quand on affirme la nécessité de politiser le peuple on décide de si-gnifier dans le même temps qu’on veut être soutenu par le peuple dans l’action que l’on entreprend. Un gouvernement qui déclare vouloir poli-tiser le peuple exprime son désir de gouverner avec le peuple et pour le peuple. Ce ne doit pas être un langage destiné à camoufler une di-rection bourgeoise. Les gouvernements bourgeois des pays capitalistes ont depuis longtemps dépassé cette phase infantile du pouvoir. Froi-dement, ils gouvernent à l’aide de leurs lois, de leur puissance économi-que et de leur police. Ils ne sont pas obligés, maintenant que leur pou-voir est solidement établi, de perdre leur temps en attitudes démago-giques. Ils gouvernent dans leur intérêt et ont le courage de leur pou-voir. Ils ont créé une légitimité et sont forts de leur bon droit.

                  La caste bourgeoise des pays nouvellement indépendants n’a encore ni le cynisme, ni la sérénité fondés sur la puissance des vieilles bour-geoisies. D’où chez elle un certain souci de cacher ses convictions pro-fondes, de donner le change, bref de se montrer populaire. La politisa-tion des masses n’est pas la mobilisation trois ou quatre fois l’an de dizaines ou de centaines de milliers d’hommes et de femmes. Ces mee-tings, ces rassemblements spectaculaires s’apparentent à la vieille tac-tique d’avant l’indépendance où l’on exhibait ses forces pour se prouver à soi-même et aux autres qu’on avait le peuple avec soi. La politisation des masses se propose non d’infantiliser les masses mais de les rendre adultes.

                 Cela nous amène à envisager le rôle du parti politique dans un pays sous-développé. Nous avons vu dans les pages précédentes que très souvent des esprits simplistes, appartenant [174] d’ailleurs à la bour-geoisie naissante, ne cessent de répéter que dans un pays sous-développé la direction des affaires par un pouvoir fort, voire une dic-tature, est une nécessité. Dans cette perspective on charge le parti d’une mission de surveillance des masses. Le parti double l’administration et la police et contrôle les masses non pour s’assurer de leur réelle participation aux affaires de la nation mais pour leur rappeler constamment que le pouvoir attend d’elles obéissance et dis-cipline. Cette dictature qui se croit portée par l’histoire, qui s’estime indispensable aux lendemains de l’indépendance symbolise en réalité la décision de la caste bourgeoise de diriger le pays sous-développé d’abord avec le soutien du peuple, mais bientôt contre lui. La trans-formation progressive du parti en un service de renseignements est l’indice que le pouvoir se tient de plus en plus sur la défensive. La mas-se informe du peuple est perçue comme force aveugle que l’on doit constamment tenir en laisse soit par la mystification soit par la crain-te que lui inspirent les forces de police. Le parti sert de baromètre, de service de renseignements. On transforme le militant en délateur. On lui confie des missions punitives sur les villages. Les embryons de par-tis d’opposition sont liquidés à coups de bâton et à coups de pierres. Les candidats de l’opposition voient leurs maisons incendiées. La politi-que multiplie les provocations. Dans ces conditions, bien sûr, le parti est unique et 99,99 % des voix reviennent au candidat gouvernemental. Nous devons dire qu’en Afrique un certain nombre de gouvernements se comportent selon ce modèle. Tous les partis d’opposition, d’ailleurs généralement progressistes, donc qui oeuvraient pour une plus grande influence des masses dans la gestion des affaires publiques, qui sou-haitaient une mise au pas de la bourgeoisie méprisante et mercantile, ont été par la force des matraques et des prisons condamnés au silen-ce puis à la clandestinité.

                   Le parti politique dans beaucoup de régions africaines aujourd’hui indépendantes connaît une inflation terriblement grave. En présence d’un membre du parti le peuple se tait, se [175] fait mouton et publie des éloges à l’adresse du gouvernement et du leader. Mais dans la rue, le soir à l’écart du village, au café ou sur le fleuve, il faut entendre cette déception amère du peuple, ce désespoir mais aussi cette colère contenue. Le parti, au lieu de favoriser l’expression des doléances po-pulaires, au lieu de se donner comme mission fondamentale la libre cir-culation des idées du peuple vers la direction, forme écran et interdit. Les dirigeants du parti se comportent comme de vulgaires adjudants et rappellent constamment au peuple qu’il faut faire « silence dans les rangs ». Ce parti qui s’affirmait le serviteur du peuple, qui prétendait travailler à l’épanouissement du peuple, dès que le pouvoir colonial lui a remis le pays, se dépêche de renvoyer le peuple dans sa caverne. Sur le plan de l’unité nationale le parti va également multiplier les erreurs. C’est ainsi que le parti dit national se comporte en parti ethnique. C’est une véritable tribu constituée en parti. Ce parti qui se proclame volon-tiers national, qui affirme parler au nom du peuple global, secrètement et quelquefois ouvertement organise une authentique dictature ethni-que. Nous assistons non plus à une dictature bourgeoise mais à une dic-tature tribale. Les ministres, les chefs de cabinets, les ambassadeurs, les préfets sont choisis dans l’ethnie du leader, quelquefois même di-rectement dans sa famille. Ces régimes de type familial semblent re-prendre les vieilles lois de l’endogamie et on éprouve non de la colère mais de la honte en face de cette bêtise, de cette imposture, de cette misère intellectuelle et spirituelle. Ces chefs de gouvernement sont les véritables traîtres à l’Afrique car ils la vendent au plus terrible de ses ennemis : la bêtise. Cette tribalisation du pouvoir entraîne, on s’en doute, l’esprit régionaliste, le séparatisme. Les tendances décentrali-satrices surgissent et triomphent, la nation se disloque, se démembre. Le leader qui criait : « Unité africaine » et qui pensait à sa petite fa-mille se réveille un beau jour avec cinq tribus qui elles aussi veulent avoir leurs ambassadeurs et leurs ministres ; et toujours irresponsa-ble, toujours inconscient, toujours misérable il dénonce « la trahison ».

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                   Nous avons maintes fois signalé le rôle très souvent néfaste du leader. C’est que le parti dans certaines régions est organisé comme un gang dont le personnage le plus dur assumerait la direction. On parle volontiers de l’ascendance de ce leader, de sa force et on n’hésite pas, sur un ton complice et légèrement admiratif, à dire qu’il fait trembler ses proches collaborateurs. Pour éviter ces multiples écueils il faut se battre avec ténacité pour que jamais le parti ne devienne un instru-ment docile entre les mains d’un leader. Leader, du verbe anglais qui signifie conduire. Le conducteur de peuple ça n’existe plus maintenant. Les peuples ne sont plus des troupeaux et n’ont pas besoin d’être conduits. Si le leader me conduit je veux qu’il sache qu’en même temps je le conduis. La nation ne doit pas être une affaire dirigée par un ma-nitou. Aussi comprend-on cette panique qui s’empare des sphères diri-geantes chaque fois qu’un de ces leaders tombe malade. C’est que la question qui les obsède est celle de la succession. Que deviendra le pays si le leader disparaît ? Les sphères dirigeantes qui ont abdiquédevant le leader, irresponsables, inconscientes, préoccupées essentiel-lement de la bonne vie qu’elles mènent, des cocktails organisés, des voyages payés et de la rentabilité des combines, découvrent de temps à autre le vide spirituel au coeur de la nation.

                      Un pays qui veut réellement répondre aux questions que lui pose l’histoire, qui veut développer ses villes et le cerveau de ses habitants doit posséder un parti véridique. Le parti n’est pas un instrument entre les mains du gouvernement. Bien au contraire, le parti est un instru-ment entre les mains du peuple. C’est lui qui arrête la politique que le gouvernement applique. Le parti n’est pas, ne doit jamais être le seul bureau politique où se retrouvent bien à leur aise tous les membres du gouvernement et les grands dignitaires du régime. Le bureau politique, trop souvent hélas, constitue tout le parti et ses membres résident en permanence dans la capitale. Dans un pays sous-développé les membres dirigeants du parti doivent fuir la capitale comme la peste. Ils doivent résider, à l’exception de quelques-uns, dans les régions rurales. On doit éviter de tout centraliser dans la grande [177] ville. Aucune excu-se d’ordre administratif ne peut légitimer cette effervescence d’une capitale déjà surpeuplée et surdéveloppée par rapport aux neuf dixiè-mes du territoire. Le parti doit être décentralisé à l’extrême. C’est le seul moyen d’activer les régions mortes, les régions qui ne sont pas encore éveillées à la vie.

                  Pratiquement il y aura au moins un membre du bureau politique dans chaque région et on évitera de le nommer chef de région. Il n’aura pas entre ses mains les pouvoirs administratifs. Le membre du bureau poli-tique régional n’est pas tenu d’occuper le plus haut rang dans l’appareil administratif régional. Il ne doit pas obligatoirement faire corps avec le pouvoir. Pour le peuple le parti n’est pas l’autorité mais l’organisme à travers lequel il exerce en tant que peuple son autorité et sa volonté. Moins il y aura de confusion, de dualité de pouvoirs, plus le parti jouera son rôle de guide et plus il constituera pour le peuple la garantie déci-sive. Si le parti se confond avec le pouvoir, alors être militant du parti, c’est prendre le plus court chemin pour parvenir à des fins égoïstes, avoir un poste dans l’administration, augmenter de grade, changer d’échelon, faire carrière.

Dans un pays sous-développé, la mise en place de directions régio-nales dynamiques stoppe le processus de macrocéphalisation des villes, la ruée incohérente des masses rurales vers les cités. La mise en place, dès les premiers jours de l’indépendance, de directions régionales ayant toute compétence dans une région pour la réveiller, la faire vi-vre, accélérer la prise de conscience des citoyens est une nécessité à laquelle un pays qui veut avancer ne saurait échapper. Sinon, autour du leader s’amassent les responsables du parti et les dignitaires du régi-me. Les administrations s’enflent, non parce qu’elles se développent et se différencient, mais parce que de nouveaux cousins et de nouveaux militants attendent une place et espèrent s’infiltrer dans les rouages. Et le rêve de tout citoyen est de gagner la [178] capitale, d’avoir sa part de fromage. Les localités sont désertées, les masses rurales non encadrées, non éduquées et non soutenues se détournent d’une terre mal travaillée et se dirigent vers les bourgs périphériques, enflant démesurément le lumpen-prolétariat.

                      L’heure d’une nouvelle crise nationale n’est pas loin. Nous pensons au contraire que l’intérieur, l’arrière-pays devrait être privilégié. À l’extrême d’ailleurs, il n’y aurait aucun inconvénient à ce que le gouver-nement siège ailleurs que dans la capitale. Il faut désacraliser la capi-tale et montrer aux masses déshéritées que c’est pour elles que l’on décide de travailler. C’est dans un certain sens ce que le gouvernement brésilien a tenté de faire avec Brasilia. La morgue de Rio de Janeiro était une insulte pour le peuple brésilien. Mais malheureusement Brasi-lia est encore une nouvelle capitale aussi monstrueuse que la première. Le seul intérêt de cette réalisation est qu’aujourd’hui il existe une route à travers la brousse. Non, aucun motif sérieux ne peut s’opposer au choix d’une autre capitale, au déplacement de l’ensemble du gouver-nement vers l’une des régions les plus démunies. La capitale des payssous-développés est une notion commerciale héritée de la période co-loniale. Mais dans les pays sous-développés, nous devons multiplier les contacts avec les masses rurales. Nous devons faire une politique na-tionale, c’est-à-dire avant tout une politique pour les masses. Nous ne devons jamais perdre le contact avec le peuple qui a lutté pour son in-dépendance et l’amélioration concrète de son existence.

                  Les fonctionnaires et les techniciens autochtones doivent s’enfoncer non dans les diagrammes et les statistiques, mais dans le corps du peuple. Ils ne doivent plus se hérisser chaque fois qu’il est question d’un déplacement vers « l’intérieur ». On ne doit plus voir ces jeunes femmes de pays sous-développés menacer leurs maris de divor-ce si jamais ils ne se débrouillent pas pour éviter l’affectation dans un poste rural. C’est pourquoi [179] le bureau politique du parti doit privi-légier les régions déshéritées, et la vie de la capitale, vie factice, su-perficielle, plaquée sur la réalité nationale comme un corps étranger, doit tenir le moins de place possible dans la vie de la nation qui, elle, est fondamentale et sacrée.

                       Dans un pays sous-développé, le parti doit être organisé de telle sorte qu’il ne se contente pas d’avoir des contacts avec les masses. Le parti doit être l’expression directe des masses. Le parti n’est pas une administration chargée de transmettre les ordres du gouvernement. Il est le porte-parole énergique et le défenseur incorruptible des mas-ses. Pour parvenir à cette conception du parti, il faut avant toute cho-se se débarrasser de l’idée très occidentale, très bourgeoise donc très méprisante que les masses sont incapables de se diriger. L’expérience prouve, en fait, que les masses comprennent parfaite-ment les problèmes les plus compliqués. Ce sera l’un des plus grands services que la révolution algérienne aura rendus aux intellectuels al-gériens que de les avoir mis en contact avec le peuple, de leur avoir permis de voir l’extrême, l’ineffable misère du peuple et en même temps d’assister à l’éveil de son intelligence, aux progrès de sa cons-cience. Le peuple algérien, cette masse d’affamés et d’analphabètes, ces hommes et ces femmes plongés pendant des siècles dans l’obscurité la plus effarante ont tenu contre les chars et les avions, contre le napalm et les services psychologiques, mais surtout contre la corruption et le lavage de cerveau, contre les traîtres et les armées « nationales » du général Bellounis. Ce peuple a tenu malgré les faibles, les hésitants, les apprentis dictateurs. Ce peuple a tenu parce que pendant sept ans sa lutte lui a ouvert des domaines dont il ne soupçon-nait même pas l’existence. Aujourd’hui, des armureries fonctionnent en plein djebel à plusieurs mètres sous terre, aujourd’hui, des tribunaux du peuple fonctionnent à tous les échelons, des commissions locales de planification organisent le démembrement des grandes propriétés, élaborent l’Algérie de demain. Un homme isolé peut se montrer rebelle à la compréhension d’un problème mais le groupe, le village comprend avec une rapidité [180] déconcertante. Il est vrai que si l’on prend la précaution d’utiliser un langage compréhensible par les seuls licenciés en droit ou en sciences économiques, la preuve sera aisément faite que les masses doivent être dirigées. Mais si l’on parle le langage concret, si l’on n’est pas obsédé par la volonté perverse de brouiller les cartes, de se débarrasser du peuple, alors on s’aperçoit que les masses saisis-sent toutes les nuances, toutes les astuces. Le recours à un langage technique signifie que l’on est décidé à considérer les masses comme des profanes. Ce langage dissimule mal le désir des conférenciers de tromper le peuple, de le laisser en dehors. L’entreprise d’obscurcissement du langage est un masque derrière lequel se profile une plus vaste entreprise de dépouillement. On veut à la fois enlever au peuple et ses biens et sa souveraineté. On peut tout expliquer au peuple à condition toutefois qu’on veuille vraiment qu’il comprenne. Et, si l’on pense qu’on n’a pas besoin de lui, qu’au contraire il risque de gê-ner la bonne marche des multiples sociétés privées et à responsabilité limitée, dont le but est de rendre le peuple plus misérable encore, alors la question est tranchée.

                     Si l’on pense qu’on peut parfaitement diriger un pays sans que le peuple y mette le nez, si l’on pense que le peuple par sa seule présence trouble le jeu, soit qu’il le retarde, soit que par sa naturelle incons-cience il le sabote, alors aucune hésitation n’est permise : il faut écar-ter le peuple. Or, il se trouve que le peuple, quand on l’invite à la direc-tion du pays, ne retarde pas mais accélère le mouvement. Nous, Algé-riens, au cours de cette guerre avons eu l’occasion, le bonheur de tou-cher du doigt un certain nombre de choses. Dans certaines régions rurales, les responsables politico-militaires de la révolution se sont en effet trouvés confrontés à des situations qui ont exigé des solutions radicales. Nous aborderons quelques-unes de ces situations.

                  Au cours des années 1956-1597, le colonialisme français avait in-terdit certaines zones, et la circulation des personnes dans ces ré-gions était strictement réglementée. Les paysans [181] n’avaient donc plus la possibilité de se rendre librement à la ville et de renouveler leurs provisions. Les épiciers pendant cette période accumulaient des bénéfices énormes. Le thé, le café, le sucre, le tabac, le sel attei-gnaient des prix exorbitants. Le marché noir triomphait avec une sin-gulière insolence. Les paysans qui ne pouvaient pas payer en espèces hypothéquaient leurs récoltes, voire leurs terres, ou démembraient lopin par lopin le patrimoine familial et dans une deuxième phase y tra-vaillaient pour le compte de l’épicier. Les commissaires politiques dès qu’ils eurent pris conscience de ce danger réagirent de manière immé-diate. C’est ainsi qu’un système rationnel d’approvisionnement fut insti-tué : l’épicier qui se rend à la ville est tenu de faire ses achats chez des grossistes nationalistes qui lui remettent une facture où sont pré-cisés les prix des marchandises. Quand le détaillant arrive dans le douar, il doit avant toute chose se présenter au commissaire politique qui contrôle la facture, fixe la marge bénéficiaire et arrête le prix de vente. Les prix imposés sont affichés dans la boutique et un membre du douar, sorte de contrôleur, est présent qui renseigne le fellah sur les prix auxquels doivent être vendus les produits. Mais le détaillant découvre rapidement une astuce et après trois ou quatre jours déclare son stock épuisé. Par en dessous, il reprend son trafic et continue la vente au marché noir. La réaction de l’autorité politico-militaire fut radicale. Des pénalisations importantes furent décidées, les amendesrécoltées et versées dans la caisse du village servirent soit à des oeu-vres sociales, soit à des travaux d’intérêt collectif. Quelquefois, on décida de fermer pour un certain temps le commerce. Puis en cas de récidive le fonds de commerce est immédiatement saisi et un comité de gestion élu l’exploite, quitte à verser à l’ancien propriétaire une mensualité.

                      À partir de ces expériences, on expliqua au peuple le fonctionne-ment des grandes lois économiques en se basant sur des cas concrets. L’accumulation du capital cessa d’être une théorie pour devenir un comportement très réel et très présent. Le peuple comprit comment à partir d’un commerce on peut [182] s’enrichir, agrandir ce commerce. Alors, seulement, les paysans racontèrent que cet épicier leur prêtait à des taux usuraires ; d’autres rappelèrent comment il les avait expul-sés de leurs terres et comment de propriétaires ils étaient devenus ouvriers. Plus le peuple comprend, plus il devient vigilant, plus il devient conscient qu’en définitive tout dépend de lui et que son salut réside dans sa cohésion, dans la connaissance de ses intérêts et de l’identification de ses ennemis. Le peuple comprend que la richesse n’est pas le fruit du travail mais le résultat d’un vol organisé et proté-gé. Les riches cessent d’être des hommes respectables, ils ne sont plus que des bêtes carnassières, des chacals et des corbeaux qui se vautrent dans le sang du peuple. Dans une autre perspective les com-missaires politiques ont dû décider que personne ne travaillerait plus pour personne. La terre est à ceux qui la travaillent. C’est un principe qui est devenu par l’explication une loi fondamentale au sein de la révo-lution algérienne. Les paysans qui employaient des ouvriers agricoles ont été obligés de remettre des parts à leurs anciens employés.

                       Alors, on s’est aperçu que le rendement à l’hectare triplait et cela malgré les raids nombreux des Français, les bombardements aériens et la difficulté d’approvisionnement en engrais. Les fellahs qui, au moment de la récolte, pouvaient apprécier et peser les produits obtenus, ont voulu comprendre ce phénomène. Ils ont très facilement découvert que le travail n’est pas une notion simple, que l’esclavage ne permet pas letravail, que le travail suppose la liberté, la responsabilité et la cons-cience.

                        Dans ces régions où nous avons pu mener à bien ces expériences édifiantes, où nous avons assisté à la construction de l’homme par l’institution révolutionnaire, les paysans ont saisi très clairement ce principe qui veut qu’on travaille avec d’autant plus de goût qu’on s’engage plus lucidement dans l’effort. On a pu faire comprendre aux masses que le travail n’est pas une dépense d’énergie, ou le fonction-nement de certains muscles, mais qu’on travaille davantage avec son cerveau et son coeur [183] qu’avec ses muscles et sa sueur. De même, dans ces régions libérées mais en même temps exclues de l’ancien cir-cuit commercial on a dû modifier la production autrefois uniquement tournée vers les villes et l’exportation. On a mis en place une produc-tion de consommation pour le peuple et pour les unités de l’Armée de libération nationale. On a quadruplé la production de lentilles et orga-nisé la fabrication du charbon de bois. Les légumes verts et le charbon ont été dirigés des régions du nord vers le sud par les montagnes, tan-dis que les zones du sud envoyaient de la viande vers le nord. C’est le FLN qui a décidé cette coordination, qui a mis en place le système de communications. Nous n’avions pas de techniciens, pas de planifica-teurs venus des grandes écoles occidentales. Mais dans ces régions libérées, la ration journalière atteignait le chiffre inconnu jusqu’alors de 3 200 calories. Le peuple ne s’est pas contenté de triompher de cette épreuve. Il s’est posé des questions théoriques. Par exemple : pourquoi certaines régions ne voyaient-elles jamais d’oranges avant la guerre de libération, alors qu’on en expédiait annuellement des milliers de tonnes vers l’étranger, pourquoi les raisins étaient-ils inconnus d’un grand nombre d’Algériens alors que des millions de grappes faisaient les délices des peuples européens ? Le peuple a aujourd’hui une notion très claire de ce qui lui appartient. Le peuple algérien sait aujourd’hui qu’il est le propriétaire exclusif du sol et du sous-sol de son pays. Et si certains ne comprennent pas l’acharnement du FLN à ne tolérer aucun empiétement sur cette propriété et sa farouche volonté de refusertout compromis sur les principes, alors il faut que les uns et les autres se souviennent que le peuple algérien est aujourd’hui un peuple adulte, responsable, conscient. En bref, le peuple algérien est un peuple pro-priétaire.

                      Si nous avons pris l’exemple algérien pour éclairer notre propos, ce n’est point pour magnifier notre peuple, mais tout simplement pour montrer l’importance qu’a jouée le combat qu’il a mené dans sa prise de conscience. Il est clair que d’autres peuples sont arrivés au même ré-sultat par des voies différentes. [184] En Algérie, on le sait mieux au-jourd’hui, l’épreuve de force n’était pas évitable mais d’autres régions ont, par la lutte politique et le travail de clarification entrepris par le parti, conduit leurs peuples aux mêmes résultats. En Algérie, nous avons compris que les masses sont à la hauteur des problèmes auxquels elles sont confrontées. Dans un pays sous-développé, l’expérience prouve que l’important n’est pas que trois cents personnes conçoivent et décident mais que l’ensemble, même au prix d’un temps double ou triple, comprenne et décide. En fait le temps mis à expliquer, le temps « perdu » à humaniser le travailleur sera rattrapé dans l’exécution. Les gens doivent savoir où ils vont et pourquoi ils y vont. L’homme politique ne doit pas ignorer que l’avenir restera bouché tant que la conscience du peuple sera rudimentaire, primaire, opaque. Nous, hommes politi-ques africains, devons avoir des idées très claires sur la situation de notre peuple. Mais cette lucidité doit demeurer profondément dialec-tique. Le réveil du peuple global ne se fera pas d’un seul coup, son en-gagement rationnel dans l’oeuvre d’édification nationale sera linéaire, d’abord parce que les voies de communications et les moyens de transmission sont peu développés, ensuite parce que la temporalité doit cesser d’être celle de l’instant ou de la prochaine récolte pour devenir celle du monde, enfin parce que le découragement installé très profondément dans le cerveau par la domination coloniale est toujours à fleur de peau. Mais nous ne devons pas ignorer que la victoire sur les noeuds de moindre résistance, héritages de la domination matérielle et spirituelle du pays, est une nécessité à laquelle aucun gouvernement nesaurait échapper. Prenons l’exemple du travail en régime colonial. Le colon n’a cessé d’affirmer que l’indigène est lent. Aujourd’hui, dans certains pays indépendants, on entend des cadres reprendre cette condamnation. En vérité, le colon voulait que l’esclave fût enthousiaste. Il voulait, par une sorte de mystification qui constitue l’aliénation la plus sublime, persuader l’esclave que la terre qu’il travaille est à lui, que les mines où il perd sa santé sont sa propriété. Le colon oubliait singulièrement qu’il s’enrichissait de l’agonie de [185] l’esclave. Prati-quement le colon disait au colonisé : « Crève, mais que je m’enrichisse. » Aujourd’hui, nous devons procéder différemment. Nous ne devons pas dire au peuple : « Crève, mais que le pays s’enrichisse. » Si nous voulons augmenter le revenu national, diminuer l’importation de certains produits inutiles, voire nocifs, augmenter la production agri-cole et lutter contre l’analphabétisme, il nous faut expliquer. Il faut que le peuple comprenne l’importance de l’enjeu. La chose publique doit être la chose du public. On débouche donc sur la nécessité de multi-plier les cellules à la base. Trop souvent en effet, on se contente d’installer des organismes nationaux au sommet et toujours dans la capitale : l’Union des femmes, l’Union des jeunes, les syndicats, etc. Mais si l’on s’avise de chercher derrière le bureau installé dans la capi-tale, si l’on passe dans l’arrière-salle où devraient se trouver les archi-ves, on est effaré par le vide, par le néant, par le bluff. Il faut une base, des cellules qui donnent précisément contenu et dynamisme. Les masses doivent pouvoir se réunir, discuter, proposer, recevoir des ins-tructions. Les citoyens doivent avoir la possibilité de parler, de s’exprimer, d’inventer. La réunion de cellule, la réunion du comité est un acte liturgique. C’est une occasion privilégiée qui est donnée à l’homme d’écouter et de dire. À chaque réunion, le cerveau multiplie ses voies d’association, l’oeil découvre un panorama de plus en plus hu-manisé.

                       La forte proportion de jeunes dans les pays sous-développés pose au gouvernement des problèmes spécifiques qu’il importe d’aborder lucidement. La jeunesse urbaine inactive et souvent illettrée est livréeà toutes sortes d’expériences dissolvantes. À la jeunesse sous-développée sont le plus souvent offerts des jeux de pays industriali-sés. Normalement en effet, il y a homogénéité entre le niveau mental et matériel des membres d’une société et les plaisirs que cette société se donne. Or, dans les pays sous-développés la jeunesse dispose de jeux pensés pour la jeunesse des pays capitalistes : romans policiers, machines à sous, photographies obscènes, littérature pornographique, [186] films-interdits-aux-moins-de-seize-ans, et surtout l’alcool... En Occident, le cadre familial, la scolarisation, le niveau de vie relative-ment élevé des masses laborieuses servent de rempart relatif à l’action néfaste de ces jeux. Mais dans un pays africain où le dévelop-pement mental est inégal, où le heurt violent de deux mondes a ébranlé considérablement les vieilles traditions et disloqué l’univers de la per-ception, l’affectivité du jeune Africain, sa sensibilité sont à la merci des différentes agressions contenues dans la culture occidentale. Sa famille se révèle très souvent incapable d’opposer à ces violences la stabilité, l’homogénéité.

                          Dans ce domaine, le gouvernement doit servir de filtre et de stabi-lisateur. Les commissaires à la jeunesse des pays sous-développés commettent fréquemment une erreur. Ils conçoivent leur rôle à la ma-nière des commissaires à la jeunesse des pays développés. Ils parlent de fortifier l’âme, d’épanouir le corps, de faciliter la manifestation de qualités sportives. Ils doivent à notre avis se garder de cette concep-tion. La jeunesse d’un pays sous-développé est souvent une jeunesse désoeuvrée. Il faut d’abord l’occuper. C’est pourquoi le commissaire à la jeunesse doit être institutionnellement rattaché au ministère du Tra-vail. Le ministère du Travail, qui est une nécessité dans un pays sous-développé, fonctionne en étroite collaboration avec le ministère du Plan, autre nécessité dans un pays sous-développé. La jeunesse africai-ne ne doit pas être dirigée vers les stades mais vers les champs, vers les champs et vers les écoles. Le stade n’est pas ce lieu d’exhibition installé dans les villes mais un certain espace au sein des terres que l’on défriche, que l’on travaille et que l’on offre à la nation. La concep-tion capitaliste du sport est fondamentalement différente de celle qui devrait exister en pays sous-développé. L’homme politique africain ne doit pas se préoccuper de faire des sportifs mais des hommes cons-cients qui, par ailleurs, sont sportifs. Si le sport n’est pas intégré dans la vie nationale, c’est-à-dire dans la construction nationale, si l’on cons-truit des sportifs nationaux et non des hommes conscients, alors rapi-dement on assistera au pourrissement du [187] sport par le profes-sionnalisme, le commercialisme. Le sport ne doit pas être un jeu, une distraction que s’offre la bourgeoisie des villes. La plus grande tâche est de comprendre à tout instant ce qui se passe chez nous. Nous ne devons pas cultiver l’exceptionnel, chercher le héros, autre forme du leader. Nous devons soulever le peuple, agrandir le cerveau du peuple, le meubler, le différencier, le rendre humain.

                    Nous retombons encore dans cette obsession que nous voudrions voir partagée par l’ensemble des hommes politiques africains, de la nécessité d’éclairer l’effort populaire, d’illuminer le travail, de le dé-barrasser de son opacité historique. Être responsable dans un pays sous-développé, c’est savoir que tout repose en définitive sur l’éducation des masses, sur l’élévation de la pensée, sur ce qu’on appelle trop rapidement la politisation.

                 On croit souvent en effet, avec une légèreté criminelle, que politi-ser les masses c’est épisodiquement leur tenir un grand discours poli-tique. On pense qu’il suffit au leader ou à un dirigeant de parler sur un ton doctoral des grandes choses de l’actualité pour être quitte avec cet impérieux devoir de politisation des masses. Or, politiser c’est ou-vrir l’esprit, c’est éveiller l’esprit, mettre au monde l’esprit. C’est, comme le disait Césaire, « inventer des âmes ». Politiser les masses ce n’est pas, ce ne peut pas être faire un discours politique. C’est s’acharner avec rage à faire comprendre aux masses que tout dépend d’elles, que si nous stagnons c’est de leur faute et que si nous avan-çons, c’est aussi de leur faute, qu’il n’y a pas de démiurge, qu’il n’y a pas d’homme illustre et responsable de tout, mais que le démiurge c’est le peuple et que les mains magiciennes ne sont en définitive que les mainsdu peuple. Pour réaliser ces choses, pour les incarner véritablement, répétons-le, il faut décentraliser à l’extrême. La circulation du sommet à la base et de la base au sommet doit être un principe rigide non par souci de formalisme mais parce que tout simplement le respect de ce principe est la garantie du salut. C’est de la base que montent les for-ces qui dynamisent le sommet et lui permettent dialectiquement [188] d’effectuer un nouveau bond. Encore une fois nous, Algériens, avons compris très rapidement ces choses car aucun membre d’aucun sommet n’a eu la possibilité de se prévaloir d’une quelconque mission de salut. C’est la base qui se bat en Algérie et cette base n’ignore pas que sans son combat quotidien, héroïque et difficile, le sommet ne tiendrait pas. Comme elle sait que sans un sommet et sans une direction la base écla-terait dans l’incohérence et l’anarchie. Le sommet ne tire sa valeur et sa solidité que de l’existence du peuple au combat. À la lettre, c’est le peuple qui se donne librement un sommet et non le sommet qui tolère le peuple.

                       Les masses doivent savoir que le gouvernement et le parti sont à leur service. Un peuple digne, c’est-à-dire conscient de sa dignité, est un peuple qui n’oublie jamais ces évidences. Pendant l’occupation colo-niale on a dit au peuple qu’il fallait qu’il donne sa vie pour le triomphe de la dignité. Mais les peuples africains ont vite compris que leur digni-té n’était pas seulement contestée par l’occupant. Les peuples afri-cains ont rapidement compris qu’il y avait une équivalence absolue en-tre la dignité et la souveraineté. En fait, un peuple digne et libre est un peuple souverain. Un peuple digne est un peuple responsable. Et il ne sert à rien de « montrer » que les peuples africains sont infantiles ou débiles. Un gouvernement et un parti ont le peuple qu’ils méritent. Et à plus ou moins longue échéance un peuple a le gouvernement qu’il mérite.

                  L’expérience concrète dans certaines régions vérifie ces positions. Au cours de réunions, il arrive parfois que des militants se réfèrent pour résoudre les problèmes difficiles à la formule : « il n’y a qu’à... ».Ce raccourci volontariste où culminent dangereusement spontanéité, syncrétisme simplifiant, non-élaboration intellectuelle triomphe fré-quemment. Chaque fois qu’on rencontre cette abdication de la respon-sabilité chez un militant il ne suffit pas de lui dire qu’il a tort. Il faut le rendre responsable, l’inviter à aller jusqu’au bout de son raisonne-ment et lui faire [189] toucher le caractère souvent atroce, inhumain et en définitive stérile de ce « il n’y a qu’à ». Personne ne détient la vérité, ni le dirigeant, ni le militant. La recherche de la vérité dans des situations locales est affaire collective. Certains ont une expérience plus riche, élaborent plus rapidement leur pensée, ont pu établir dans le passé un plus grand nombre de liaisons mentales. Mais ils doivent éviter d’écraser le peuple car le succès de la décision adoptée dépend de l’engagement coordonné et conscient de l’ensemble du peuple. Per-sonne ne peut retirer son épingle du jeu. Tout le monde sera abattu ou torturé et, dans le cadre de la nation indépendante, tout le monde aura faim et participera au marasme. Le combat collectif suppose une res-ponsabilité collective à la base et une responsabilité collégiale au som-met. Oui, il faut compromettre tout le monde dans le combat pour le salut commun. Il n’y a pas de mains pures, il n’y a pas d’innocents, pas de spectateurs. Nous sommes tous en train de nous salir les mains dans les marais de notre sol et le vide effroyable de nos cerveaux. Tout spectateur est un lâche ou un traître.

                  Le devoir d’une direction est d’avoir les masses avec elle. Or, l’adhésion suppose la conscience, la compréhension de la mission à rem-plir, bref une intellectualisation même embryonnaire. On ne doit pas envoûter le peuple, le dissoudre dans l’émotion et dans la confusion. Seuls des pays sous-développés dirigés par des élites révolutionnaires surgies du peuple peuvent aujourd’hui permettre l’accession des mas-ses sur la scène de l’histoire. Mais, encore une fois, faut-il que nous nous opposions vigoureusement et définitivement à la naissance d’une bourgeoisie nationale, d’une caste de privilégiés. Politiser les masses, c’est rendre la nation globale présente à chaque citoyen. C’est faire de l’expérience de la nation l’expérience de chaque citoyen. Comme le rap-pelait si opportunément le président Sékou Touré dans son message au deuxième Congrès des écrivains africains : « Dans le domaine de la pensée, l’homme peut prétendre à être le cerveau du monde, mais sur le plan de la vie concrète où toute intervention affecte l’être physique et spirituel, [190] le monde est toujours le cerveau de l’homme, car c’est à ce niveau que se trouvent la totalisation des puissances et des unités pensantes, les forces dynamiques de développement et de per-fectionnement, c’est là que s’opère la fusion des énergies et que s’inscrit en définitive la somme des valeurs intellectuelles de l’homme. » L’expérience individuelle parce qu’elle est nationale, maillon de l’existence nationale cesse d’être individuelle, limitée, rétrécie et peut déboucher sur la vérité de la nation et du monde. De même que lors de la phase de lutte chaque combattant tenait la nation à bout de bras, de même pendant la phase de construction nationale chaque ci-toyen doit-il continuer dans son action concrète de tous les jours à s’associer à l’ensemble de la nation, à incarner la vérité constamment dialectique de la nation, à vouloir ici et maintenant le triomphe de l’homme total. Si la construction d’un pont ne doit pas enrichir la cons-cience de ceux qui y travaillent, que le pont ne soit pas construit, que les citoyens continuent de traverser le fleuve à la nage ou par bac. Le pont ne doit pas être parachuté, il ne doit pas être imposé par un deus ex machina au panorama social, mais il doit au contraire sortir des muscles et du cerveau des citoyens. Et, certes, il faudra peut-être des ingénieurs et des architectes, quelquefois entièrement étrangers, mais les responsables locaux du parti doivent être présents pour que la technique s’infiltre dans le désert cérébral du citoyen, pour que le pont dans ses détails et dans son ensemble soit repris, conçu et assu-mé. Il faut que le citoyen s’approprie le pont. Alors seulement tout est possible.

                    Un gouvernement qui se proclame national doit assumer l’ensemble de la nation et, dans les pays sous-développés, la jeunesse représente l’un des secteurs les plus importants. Il faut élever la conscience des jeunes, l’éclairer. C’est cette jeunesse que nous retrouverons dans l’armée nationale. Si le travail d’explication a été fait au niveau desjeunes, si l’Union nationale des jeunes a rempli sa tâche qui est d’intégrer la jeunesse dans la nation, alors pourront être évitées les erreurs qui ont hypothéqué, voire miné, l’avenir des républiques d’Amérique latine. L’armée n’est jamais une école de guerre mais une école de [191] civisme, une école politique. Le soldat d’une nation adul-te n’est pas un mercenaire mais un citoyen qui par le moyen des armes défend la nation. C’est pourquoi il est fondamental que le soldat sache qu’il est au service du pays et non d’un officier aussi prestigieux soit-il. Il faut profiter du service national civil et militaire pour élever le ni-veau de la conscience nationale, pour détribaliser, unifier. Dans un pays sous-développé on s’efforcera le plus rapidement possible de mo-biliser les hommes et les femmes. Le pays sous-développé doit se gar-der de perpétuer les traditions féodales qui consacrent la priorité de l’élément masculin sur l’élément féminin. Les femmes recevront une place identique aux hommes non dans les articles de la Constitution mais dans la vie quotidienne, à l’usine, à l’école, dans les assemblées. Si dans les pays occidentaux on encaserne les militaires, cela ne veut pas dire que ce soit toujours la meilleure formule. On n’est pas tenu de militariser les recrues. Le service peut être civil ou militaire et de toute façon il est recommandé que chaque citoyen valide puisse à tout moment s’intégrer dans une unité combattante et défendre les acqui-sitions nationales et sociales.

                  Les grands travaux d’intérêt collectif doivent pouvoir être exécu-tés par les recrues. C’est un moyen prodigieux d’activer les régions inertes, de faire connaître à un plus grand nombre de citoyens les ré-alités du pays. Il faut éviter de transformer l’armée en un corps auto-nome qui tôt ou tard, désoeuvré et sans mission, se mettra à « faire de la politique » et à menacer le pouvoir. Les généraux de salon, à force de fréquenter les antichambres du pouvoir, rêvent de pronunciamien-tos. Le seul moyen d’y échapper est de politiser l’armée, c’est-à-dire de la nationaliser. De même y a-t-il urgence à multiplier les milices. En cas de guerre, c’est la nation entière qui se bat ou qui travaille. Il ne doit pas y avoir de soldats de métier et le nombre d’officiers de car-rière doit être réduit au minimum. D’abord parce que très souvent les officiers sont choisis au sein des cadres universitaires qui pourraient être beaucoup plus utiles ailleurs : un ingénieur est mille fois plus in-dispensable à la nation qu’un officier. [192] Ensuite, parce qu’il faut éviter la cristallisation d’un esprit de caste. Nous avons vu dans les pages précédentes que le nationalisme, ce chant magnifique qui soule-vait les masses contre l’oppresseur, se désagrège au lendemain de l’indépendance. Le nationalisme n’est pas une doctrine politique, n’est pas un programme. Si l’on veut vraiment éviter à son pays ces retours en arrière, ces arrêts, ces failles, il faut rapidement passer de la conscience nationale à la conscience politique et sociale. La nation n’existe nulle part si ce n’est dans un programme élaboré par une di-rection révolutionnaire et repris lucidement et avec enthousiasme par les masses. Il faut situer constamment l’effort national dans le cadre général des pays sous-développés. Le front de la faim et de l’obscurité, le front de la misère et de la conscience embryonnaire doit être présent à l’esprit et aux muscles des hommes et des femmes. Le travail des masses, leur volonté de vaincre les fléaux qui les ont des siècles durant exclues de l’histoire du cerveau humain doivent être branchés sur ceux de tous les Peuples sous-développés. Les nouvelles qui intéressent les peuples du tiers monde ne sont pas celles qui concernent le mariage du roi Baudouin ou les scandales de la bourgeoi-sie italienne. Ce que nous voulons savoir, ce sont les expériences faites par les Argentins ou les Birmans dans le cadre de la lutte contre l’analphabétisme ou les tendances dictatoriales des dirigeants. Ce sont des éléments qui nous renforcent, nous instruisent et décuplent notre efficacité. Comme on le voit, un programme est nécessaire à un gou-vernement qui veut vraiment libérer politiquement et socialement le peuple. Programme économique mais aussi doctrine sur la répartition des richesses et sur les relations sociales. En fait, il faut avoir une conception de l’homme, une conception de l’avenir de l’humanité. Ce qui veut dire qu’aucune formule démagogique, aucune complicité avec l’ancien occupant ne remplace un programme. Les peuples, d’abord in-conscients mais bientôt de plus en plus lucides, exigeront avec force ce programme. Les peuples africains, les peuples sous-développés, contrairement à ce que l’on a coutume de croire, édifient rapidement leur conscience politique et [193] sociale. Ce qui peut être grave, c’est que très souvent ils parviennent à cette conscience sociale avant la phase nationale. Aussi peut-on trouver dans les pays sous-développés l’exigence violente d’une justice sociale qui paradoxalement s’allie à un tribalisme très souvent primitif. Les peuples sous-développés ont un comportement de gens affamés. Ce qui signifie que les jours de ceux qui s’amusent en Afrique sont rigoureusement comptés. Nous voulons dire que leur pouvoir ne saurait se prolonger indéfiniment. Une bour-geoisie qui donne aux masses le seul aliment du nationalisme faillit à sa mission et s’empêtre nécessairement dans une succession de mésaven-tures. Le nationalisme, s’il n’est pas explicité, enrichi et approfondi, s’il ne se transforme pas très rapidement en conscience politique et socia-le, en humanisme, conduit à une impasse. La direction bourgeoise des pays sous-développés confine la conscience nationale dans un forma-lisme stérilisant. Seul l’engagement massif des hommes et des femmes dans des tâches éclairées et fécondes donne contenu et densité à une conscience. Alors le drapeau et le palais de gouvernement cessent d’être les symboles de la nation. La nation déserte ces lieux illuminés et factices et se réfugie dans les campagnes où elle reçoit vie et dy-namisme. L’expression vivante de la nation c’est la conscience en mou-vement de l’ensemble du peuple. C’est la praxis cohérente et éclairée des hommes et des femmes. La construction collective d’un destin, c’est l’assomption d’une responsabilité à la dimension de l’histoire. Au-trement, c’est l’anarchie, la répression, le surgissement des partis tri-balisés, du fédéralisme, etc. Le gouvernement national, s’il veut être national, doit gouverner par le peuple et pour le peuple, pour les dés-hérités et par les déshérités. Aucun leader quelle que soit sa valeur ne peut se substituer à la volonté populaire et le gouvernement national doit, avant de se préoccuper de prestige international, redonner digni-té à chaque citoyen, meubler les cerveaux, emplir les yeux de choses humaines, développer un panorama humain parce qu’habité par des hommes conscients et souverains.

Philosophie "Ubuntu" d'Itorero

   "UBUNTU TWARAZWE NA BASOKURU BUDUTEGEKA UKWUBAHA NO KUGIRA UBUNTU KU KIREMWA MUNTU COSE KUKO DUSANGIYE UBUNTU" : "L'UBUNTU NOUS LEGUES PAR NOS ANCETRES, NOUS OBLIGE A AVOIR DU RESPECT ET PRATIQUER L'UBUNTU ENVERS TOUTE PERSONNE HUMAINE DU FAIT QUE NOUS PARTAGEONS L'UBUNTU"                                                                                                                                                                                                                                                    La prise de conscience, l’interrogation et la réflexion permanente nous amène à la connaissance de nos maux, de notre histoire, de nos peuples pour une vision conséquente afin de sortir de ce cercle vicieux et bâtir un BURUNDI nouveau, une AFRIQUE nouvelle, avec des leaders responsables, conscients de leurs missions, attachés aux intérêts de leurs peuples. ITORERO sera ce lieu d’échanges et de formation pour les futurs leaders. Le BURUNDI sera le projet pilote, l’AFRIQUE sera l’aboutissement.

« Etre responsable dans un pays sous-développé, c’est savoir que tout repose en définitive sur l’éducation des masses, sur l’élévation de la pensée, sur ce qu’on appelle trop rapidement la politisation."

 

Histoire du Burundi

 

Ukuri gushirira mu kuyaga

 

 

  Dr Alphonse RUGAMBARARA,
  Rohero,
  BUJUMBURA, 
  BURUNDI

 Email: Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.
 Website: www.itorero.org

 

 

Mission et Objectifs

C’est une lutte avant tout contre soi-même, pour se reconstruire d’abord, reconstruire les autres, nos Nations et l’AFRIQUE par le Nationalisme, le Panafricanisme et la philosophie de l’UBUNTU

 « L’humiliation du continent africain ne réside pas uniquement dans la violence à laquelle l’Occident nous a habitués. Elle réside également dans notre refus de comprendre ce qui nous arrive » (Aminata TRAORE).