CHRONIQUE JUDICIARE
La justice sociale est une condition première d’existence d’une quelconque unité nationale. En ouvrant cette rubrique, « LE REVEIL » voudrait atterrir l’attention sur un problème social : la justice. Des problèmes d’exécution des jugements, de détention préventive et d’autres sont connus. Que les pouvoirs publics et les intéressés en prennent conscience et réagissent.
La justice sociale conditionne les rapports entre les diverses souches sociales et dicte le niveau de cohésion qui existe entre-elles. Le fait même que l’on puisse détecter des couches sociales témoigne de l’existence d’une diversité d’intérêts économiques, sociaux et culturels. L’existence d’un véritable partenariat entre les diverses couches sociales ou mieux entre les divers groupes d’intérêts concrétise la conscience collective de l’interdépendance nécessaire entre ceux qui se reconnaissent comme partenaires sociaux et se comportent comme tels.
C’est cette interdépendance responsable, obligeant les divers groupes sociaux-culturels et économiques à intégrer la défense de leurs intérêts respectifs à l’intérieur d’un cadre de promotion du bien-être collectif, qui génère l’esprit national.
L’unité nationale se construit donc sur l’essor de cette conscience qu’acquièrent les individus de la nécessite de gérer dynamiquement les rapports d’intérêts entre eux et leurs semblables, entre leurs groupes socio-économiques respectifs dans un cadre se référant sans cesse aux impératifs de pérennité de toute l’entité.
L’injustice sociale est une négation et une trahison de ce pacte de partenariat social qui est ressentie par les couches victimes comme un rejet par ceux qui distribuent la jouissance des droits sociaux dans l’insouciance totale vis-à-vis de la nécessité de maintenir la cohésion de l’entité.
En justice, chaque justiciable doit apparaître comme une synthèse des droits et des devoirs. Cela n’est plus le cas lorsque les mêmes droits et les mêmes devoirs pour deux individus ne pèsent plus le même poids à cause de l’influence, de la provenance sociale de l’un d’entre eux ou de son aisance matérielle. C’est ce qui a amené le Murundi commun à parler de « umuntu mutomuto », le pauvre, qui, en toutes choses doit s’attendre à ne pas faire le poids devant le grand, le nanti.
En ouvrant cette nouvelle rubrique du REVEIL, je vous propose de suivre l’affaire d’un vieux qui, depuis plus de 11ans, court désespérément derrière son petit fonds de commerce que lui a subtilisé un plus fort que lui.
Voici le début de cette affaire. Pendant la campagne café de mi-septembre 1979, un petit commerçant a mobilisé ses économies et pris un prêt pour tenter de faire quelques opérations pendant cette campagne. Il avait mis une dizaine d’années à aménager une petite boutique sur le centre commercial le plus proche de sa colline. Il décida donc de commencer à acheter, comme faisaient les autres commerçants, le café aux producteurs, afin de le revendre à l’OCIBU à BUJUMBURA en percevant un bénéfice. Bien entendu, il n’avait pas de véhicule de transport. Il négocia un commerçant-transporteur qui accepta d’assurer le transport du café jusqu’à l’usine de l’OCIBU à Bujumbura, moyennant une rémunération convenue de commun accord.
Août 1979, le conflit éclata. Le petit commerçant réclamait au transporteur le produit d’une cargaison qui lui avait confié ; ce dernier lui fit savoir qu’il ne lui devait rien. Le petit commerçant se vit obligé de saisir le tribunal, le 11 septembre 1979. La première audience, au tribunal de province a eu lieu le 26 septembre 1979. Le verdict fut prononcé le 27 décembre 1979. Le petit commerçant eut gain de cause car le tribunal demanda au transporteur de lui restituer la somme lui réclamée.
Le transporteur qui venait de perdre le procès, a immédiatement fait appel auprès du tribunal de grande instance de Bujumbura. Après de multiples péripéties, le jugement a été prononcé le 27 février 1987, confirmant le jugement rendu par le tribunal de province.
Le 24 Avril 1987, le transporteur faisait pourvoi en cassation. Le 30 mai 1988, la cour de cassation confirmait les jugements antérieurs et demandait que non seulement le transporteur, reconnu d’abus de confiance, restitue le montant lui réclamé, soit 378.750Frbu mais qu’en plus, il y ajoute un intérêt annuel de 8% applicable à partir de l’année de l’instruction de l‘affaire.
Au 30 mai 1991, cela fera exactement trois ans que la cour de cassation aura confirmé le jugement lui soumis sans que le jugement soit exécuté afin que le justiciable reçoive son dû.
Quelques commentaires me viennent à l’esprit présentement. On remarquera tout d’abord que sept années ont été consommées avant que le tribunal de grande instance, saisi en deuxième juridiction rende son verdict.
Certes, les affaires à traiter dans les tribunaux sont nombreuses mais sept années c’est beaucoup pour obtenir le verdict d’une juridiction. A ce sujet le vieux commerçant ne s’est pas tellement plaint. Ce qu’il n’a pas compris, ce sont les années qu’il a passées à réclamer l’exécution d’un jugement qu’il aura mis 9 ans à obtenir, l’autre partie n’ayant manqué d’user de tous les recours que lui autorise la loi pour sa défense.
Le commerçant-transporteur qui a perdu le procès possédait bon nombre de biens à Bujumbura. En cas d’incapacité à rembourser le montant exigé, il aurait suffi d’une vente publique d’un véhicule ou d’une maison, tous ces biens étant accessible à Bujumbura, lieu où tous ces jugements ont été rendus. Régulièrement, on lance des campagnes de contrôle d’exécution des jugements à travers tout le pays mais je constate que ce vieux aura couru 12 ans pour tenter d’avoir son dû, à Bujumbura la capitale.
Pourtant dans le premier jugement que ce vieux a obtenu en sa faveur, il était marqué que « Mandons et ordonnons à tous les huissiers de ce requis de mettre le présent jugement à exécution, tous nos Procureurs de la République d’y tenir la main forte ». Lorsque l’intéressé s’est adressé à l’inspection judicaire, on se serait attendu à ce que l’on assiste ce justiciable en réalisant qu’il vient de passer 9ans devant les tribunaux et qu’après le verdict de la Cour de Cassation, une exécution rapide du jugement ne lui ferait pas de tort. Hélas, l’inspecteur qui s’est occupé de ce dossier a passé plus d’un an à réécouter les prétentions des deux parties.
Mais pendant ces 12 années, ce pauvre petit commerçant en a vu de toutes les couleurs. Résidant à l’intérieur du pays, il devait régulièrement descendre à Bujumbura pour les successives audiences, pendant 9ans. Pendant ce temps, il a dû tout vendre pour payer ses dettes, son fonds de commerce lui ayant été subtilisé.
Pendant ses trois dernières années, c’est chaque semaine qu’il descend à Bujumbura et on lui demande chaque fois de revenir plus tard. Pendant ce temps, il contracte de nouvelles dettes pour payer ces déplacements. Chez lui sur la colline, on évite de plus en plus de lui prêter de l’argent car plus personne ne croit qu’il récupèrera ce qui lui a été subtilisé. Pendant ce temps le transporteur qui détient ses maigres fonds et qui vit dans l’opulence continue à le narguer et à jouir de ce qui lui a pris de force. A ce vieux, il n’a manqué qu’une chose : l’exécution de ce jugement. Ce vieux-là, je l’ai vu. Il y en a probablement d’autres qui sont dans la même situation ou une situation pire. Si pour récupérer 200.000Frs bu ou 300.000Frs bu qu’un plus fort a extorqués, on devait chaque fois descendre à Bujumbura régulièrement pendant 2ans, venant chaque fois de Cankuzo ou Rutana, on pourra difficilement rembourser les dettes qu’occasionneront ses déplacements.